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trahir ? « Ce qui marque un véritable attachement, lui dit-il, quand elle voit bien les changements de sa vie et de son humeur et ne peut se méprendre au sens de ses paroles, c’est de devenir entièrement opposé à ce qu’on était, et de n’avoir plus d’ambition ni de plaisirs, après avoir été toute sa vie occupé de l’un et de l’autre. » Et la biche effarouchée, entrée dans le bois, reste interdite devant le chasseur : « Les paroles les plus obscures d’un homme qui plait donnent plus d’agitation que des déclarations ouvertes d’un homme qui ne plait pas. » Elle cache son trouble, mais il le devine : « Il avait déjà été aimé tant de fois qu’il était difficile qu’il ne connût pas quand on l’aimait. » M. de Nemours est un homme de trente ans, dix ans de plus que Mme de Clèves. Il a une longue expérience des femmes et il sait attendre son heure. Quand, chez la reine Dauphine, il dérobe le portrait de celle qu’il aime, il s’arrange pour que, le sachant, elle ne puisse le dénoncer. Ce vol est accompli avec un art consommé. La combinaison de tous ses actes ne l’empêche pas de sentir tout ce que la passion peut répandre dans le cœur de plus fort et de plus agréable : « Il aimait la plus aimable personne de la Cour ; il s’en faisait aimer malgré elle, et il voyait dans toutes ses actions cette sorte de trouble et d’embarras que cause l’amour dans l’innocence de la première jeunesse. » Il n’est plus, lui, dans l’innocence de la première jeunesse. Il n’éprouve ni trouble ni embarras, mais il ressent jusqu’à l’ivresse la joie lente de sa conquête.

Après le vol, il ira jusqu’à l’infamie. Aucun critique, je le crois, ne l’a remarqué. Après avoir surpris dans le pavillon de Coulommiers la fameuse scène entre M. et Mme de Clèves au cours de laquelle elle avoue son coupable amour à son mari, après avoir goûté en dilettante la singularité de cette aventure, M. de Nemours commet l’indiscrétion d’en faire part au vidame de Chartres. Et quand Mme de Clèves en est informée, il lui laisse croire que l’indiscrétion vient de M. de Clèves. Il achève son rival déjà si mal en point. Il est sans pitié comme sans scrupules. Quand M. de Clèves est près de succomber au mal qui le ronge, il se réjouit des espérances que lui ouvre la perspective de ce décès prochain. Car il a tout prévu, sauf la qualité de l’amour de Mme de Clèves. Que cet amour dépasse le sien, il s’en doute et s’en accommoderait. Heureusement pour son repos, Mme de Clèves, conduite à un constant examen intérieur, le