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avec ses fleurs et ses malheurs. Annecy, enfin, est une minuscule et rustique sœur de Venise, avec ses canaux, parfois troubles et malodorants, qui contournent l’ancien palais de l’Ile devenue prison et reflètent, entre des maisons ornées de balcons où sèche le linge, les arbres du jardin de l’Evêché ou d’autres coins délaissés. Les maisons à arcades de la rue Sainte-Claire, de la rue de l’Ile, la rampe mystérieuse du Château, la côte Perrière aux galeries de bois, sont la vétusté et l’originalité de la ville : on y respire un parfum de vie étrange. Il semble que derrière ces murs gris se soient agitées des âmes ardentes. Et l’on a l’impression, quand on se promène le soir, que l’on pourrait bien rencontrer, rue de l’Ile, Mme de Charmoisy sortant de son hôtel pour aller au sermon, Philothée grave et pensive, comptant sur le secours de son directeur, François de Sales, pour se bien diriger par les chemins du monde, ou, rue Jean-Jacques Rousseau, proche la cathédrale, Mme de Warens un peu trop préoccupée des jeunes garçons pour suivre l’office.

Or Annecy est toute dominée par le château de Nemours. C’est une grande masse de murs sombres, de tours carrées, de créneaux. Il donne à la ville un air moyen-âgeux. Vu du lac ou de la rive, il prend, au soleil couchant, des teintes violettes. De près, c’est un immeuble sordide et majestueux, avec une multitude d’escaliers en colimaçon, un fouillis d’étages inégaux et incommodes. J’ai, pour le connaître, de bonnes raisons : jadis j’en fus le locataire. Locataire qui, selon la mode actuelle, ne payait pas de loyer et qui même recevait du bailleur un sou par jour. Car le château de Nemours a été changé en caserne et j’y ai fait mon service militaire. Il y avait beaucoup de punaises. Mais il y avait la terrasse.

De cette terrasse on découvre le lac coupé en deux par la presqu’ile de Duingt et, fermant la rive opposée, la montagne de Veyrier, les dents de Lanfon pareilles à des ruines déchiquetées, la Tournette. Nous étions quelques-uns à venir nous y asseoir, l’été, après le coucher du soleil, quelques-uns, toujours les mêmes, portés à la rêverie confidentielle qui descend, le soir, avec la lumière des étoiles. Rêverie sans doute traversée de quelque vision de femme. Cependant, si je m’étais retourné dans l’ombre et surtout dans le passé, quelle n’eût pas été ma surprise d’apprendre que sur cette même terrasse, à cette balustrade, des propos d’amour s’étaient sans doute échangés entre