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pensée nationales. Les esprits les plus délicats et les plus fermes, les cœurs les plus hauts en étaient plus ou moins touchés. Les mots de progrès, d’avenir, de libération, de marche en avant de l’espèce humaine, d’exploitation et de mise en valeur de la planète, — toute cette phraséologie fascinait, éblouissait une génération, dont les pédagogues considéraient la Révolution comme un dogme, une religion nouvelle. M. Paul Bourget, au milieu de cet entraînement universel, allait-il faire bande à part, devenir un « réactionnaire ? » Quelle honte et quelle infamie, après avoir donné de si belles espérances au parti des lumières !

Ainsi raisonnaient les gens pour qui le mot « réactionnaire » comporte une signification flétrissante, ou tout au moins péjorative. Comment ceux qui en usent dans ce sens-là, ne s’aperçoivent- ils pas, ou ne se souviennent-ils pas que la réaction est la fonction vitale par excellence ? Quand un organisme ne réagit plus contre les influences qui tendent à le dissocier et à le dissoudre, il est tout près de la mort. Les mêmes gens ne réfléchissent pas que le mot avenir n’est nullement synonyme de progrès. Pour un tuberculeux, pour un homme atteint d’une maladie mortelle, l’avenir ne peut avoir rien de riant ni de fascinateur : ce qu’il faut avant toutes choses au malade, c’est un médecin qui enraye sa maladie, qui conjure pour lui le fatal avenir. Et, même en admettant que l’actuelle humanité soit en voie de progrès (hypothèse monstrueuse pour quiconque se représente avec des yeux de voyant ce qui se passe dans notre seule Europe), ce progrès n’a jamais été, ne pourra jamais être indéfini. Les périodes de civilisation intensive sont toujours suivies de chutes profondes. Sans cesse, il faut refaire ce qui a été défait, — et on ne le refait jamais complètement. Les gains n’équilibrent jamais complètement les pertes, ou, si par hasard, au prix de longs efforts, cet équilibre finit par se réaliser, il est éminemment instable. Demain le fléau de la balance folle va exécuter un nouveau plongeon déficitaire.

Flaubert se moquait beaucoup de son ami Maxime Du Camp qui donnait dans ce qu’il appelait « la truculente facétie » du Progrès ; qui ne voulait bouder aucune nouveauté, qui entendait dire oui à tout ce qui naît, bon ou mauvais, au hasard des naissances ; — qui enfin ne voyait rien de plus beau, de plus désirable, ni de plus glorieux que d’être « dans le train, dans le