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de l’âme humaine : le besoin de se donner, de se sacrifier à quelque chose de plus grand, de moins éphémère que nous-mêmes. L’amour doit participer au divin, si ces mots ne sont pas vides de sens et s’il ne nous jette pas au sein de Dieu même. D’ailleurs, à quoi bon discuter ? tout nous y convie : la nature et notre cœur, l’ange et la bête que nous portons en nous… Sans doute ! mais pourquoi cet accouplement monstrueux ? Pourquoi ce besoin de pureté et de sacrifice, cette soif d’idéal au milieu des pires souillures et de toutes les lâchetés et de toutes les brutalités de l’égoïsme ? Pourquoi cette force mystérieuse, qui, sur la pente du gouffre où nous roulons, nous redresse vers nous ne savons quelles hauteurs ? Pourquoi, pourquoi ?… Dans le premier de ses grands romans, M. Paul Bourget, s’il ne résolvait pas cette « cruelle énigme, » comme il l’appelait, nous en montrait du moins la signification tragique. Il suscitait en nous le désir inapaisable d’une réponse, — ou il nous conviait de la façon la plus pressante à méditer sur cette question qui se ramène, en fin de compte, au grand mystère chrétien de la double nature de l’homme.

Les jeunes gens d’aujourd’hui s’imaginent difficilement l’effet que produisit sur nous Cruelle énigme, ce livre comparable, à la fois par sa brièveté et son action sur la jeunesse, aux Méditations de Lamartine. Pour ceux qui avaient su par cœur Edel et la Vie inquiète, il devint le bréviaire de la vie nouvelle. Cette vie nouvelle, M. Paul Bourget nous en apparaissait comme le prophète et l’annonciateur. Dans nos chambres d’étudiants, à la place d’honneur, nous avions son image, une héliogravure qui représentait un jeune homme bien mis, les yeux baissés avec un air de recueillement, le front penché sous une chevelure en saule pleureur. La mode s’en mêla. Comme les héros intellectuels de ses romans, nous tapissions de photographies d’art les murs nus de nos « turnes. » Et, comme ses héroïnes, nous nous plaisions à lire ses livres sous la clarté douce d’une lampe à globe dépoli, que voilaient non pas les soies délicieusement passées ou les dentelles anciennes de Mme de Sauve ou de Mme Moraines, mais, — achetés au prochain bazar, — des mousselines ou des tulles brodés, qui imitaient la distinction de ces précieux tissus. Ces héroïnes elles-mêmes, nous les voyions, par l’incantation du romancier, se profiler devant nous, dans la pénombre du studio silencieux : « Les voyez-vous, nous disait-il,