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les connaissait et qui était déjà un musicien épris de belles sonorités verbales, se remit en marche et, les yeux mi-clos, comme pour mieux recueillir les sublimités que son ton et sa mine annonçaient, les deux mains jointes, tour à tour élevées en un geste d’adjuration pathétique, ou brusquement abaissées dans une attitude de prostration et de détresse catastrophique, il reprit, en tournant toujours autour du Cosmographe, selon le rythme immuable de ce qu’on appelait nos récréations :

Vous m’avez dit : « Pourquoi cette amertume immense ?
Cet incurable ennui qui vous jette à genoux,
Et pourquoi ce dédain de vivre, qui commence
A prendre les meilleurs et les plus purs de nous ? »

Je vous ai répondu : « Nous voulons trop du monde,
Et ce monde épuisé ne peut fournir assez
Pour remplir jusqu’aux bords notre âme trop profonde,
Car nous portons en nous tous les siècles passés.

Tous les rêves anciens qu’ont enfantés les hommes,
Tous les pleurs amassés depuis quatre mille ans
Nous ont fait les rêveurs malades que nous sommes,
Et nous sommes très vieux, et nos bras sont tremblants… »

Vous m’avez regardé sans presque me comprendre,
Et, triste, je sentis que je parlais bien mal.
Jamais pourtant, jamais mon cœur ne fut plus tendre :
A mes lèvres montait tout mon pauvre Idéal.

— Et voilà !… fit-il, en ouvrant et en écartant ses mains jointes, comme s’il répandait à ses pieds toute une corbeille de présents.

L’autre était transporté :

— De qui ces vers ?

— D’un inconnu, d’un jeune poète qui s’appelle Paul Bourget !

Le récitateur se trompait : le poète d’Edel, des Aveux, de la Vie inquiète n’était pas si inconnu que cela, même des ordinaires lecteurs, en ces lointaines années 1884-85. Il avait déjà publié dans la Revue de Mme Edmond Adam ses Essais de psychologie contemporaine. Et cette publication avait été un événement littéraire. Les pauvres lycéens d’Henri IV, cloîtrés derrière les hautes murailles de leurs préaux et sévèrement