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une grève de galets moussus, dont je n’ai jamais retrouvé tout le pénétrant effluve ; et derrière la grève, sur une pente, entre des talus de remparts, de grands arbres rangés comme ceux-ci, seulement plus hauts encore, et sévères, d’une maigreur sombre et triste. Il y avait aussi, dans la direction d’un phare, une petite route à mi-côte, perdue entre des carrés de lande fleurie, où séchait toujours du linge. Et cela se suspendait sur les calmes néants. Même par les jours bleus, il faisait ce même temps moite, dont la douceur enveloppe, endort un peu. Je suis revenu, depuis, dans ce pays de Brest, mais, ce soir, c’est directement, du plus lointain de la vie que me semble affluer, si vague et puissant, le souvenir. Et c’est comme si remontait le fond même de l’être…

La nuit tombe, effaçant peu à peu les formes. Le passé et le présent se confondent. La haute allée qui s’enténèbre, le pré » penché sur d’incertains luisants d’eau, les silhouettes de bateaux que je vois flotter entre les arbres, le pâle ruban de ville qui s’en va finir sur du vide, est-ce du rêve, est-ce du réel ?

Mais voici que le présent se détache et s’impose. Ce bruit faible, nombreux qui m’arrête, ce bruit incessant qui monte d’en bas, et si vite semble grandir, comment ne l’ai-je pas perçu encore ? Je prête l’oreille, et c’est un martellement continu que j’entends, comme de mille sabots sur du pavé ; et, si vague, si perdue dans l’espace, coupée de cris, d’appels lointains, une petite confusion de voix humaines. Humeur familière de la vie, mais pourquoi donc étrange, ce soir, et presque saisissante ? C’est comme au sortir d’un abri de la côte, l’approche d’un grand courant dont on s’était écarté, et dont le bord frémissant va vous reprendre…

En bas, quelque chose a remué : deux ombres qui surgissent à la fois ; deux noirs triangles de voiles qui doivent être grandes. Quelque sloop ou thonnier de la côte sud. Alors un autre bruit, mais à réveiller tous les vieux Plomarc’hs, celui-là, et qui traîne, et n’en finit plus : le long et ferraillant tapage d’un bateau qui mouille, lorsque, sur l’écubier, court en raclant la chaîne d’ancre.


André Chevrillon.