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prix de l’usinier. Mais, depuis quelques années, d’autres influences de trouble sont à l’œuvre : la propagande révolutionnaire est venue de Brest : ses missionnaires et brochures excitent aux grèves, à la politique, aux guerres de classes, se prenant d’abord aux habitudes et traditions, aux automatismes de vie et de pensée qui insensibilisent à demi les hommes au labeur quotidien, et l’ont leur endurance et leur valeur. On leur enseigne à se connaître malheureux. On a même distribué dans les « fritures » des tracts malthusiens : par la grève de la maternité, on supprimerait la concurrence entre les travailleurs. Ces choses m’étaient dites par l’un d’eux, de pensée indépendante, et qui garde son idée du mal et du bien. Un maître homme, grand, glabre, de bouche mobile et mince, de parole précise, dont j’aimais le regard si droit et si bleu.

Tout cela, selon lui, agissant moins qu’on ne pourrait croire. « Les hommes sont trop à la mer, » disait-il. Vieux et noble métier de la mer, que l’on aime malgré toute la misère, et qui est bon aux âmes comme aux corps. Sur un bateau, où il est « à la part, » où il s’agit de manœuvrer juste, de ménager la rogne, et bien regarder pour jeter le filet au bon endroit, l’homme est plutôt muet, et ne songe pas à la politique. À terre, même aux heures mauvaises, il ne généralise pas. Son socialisme reste local, limité à la lutte contre l’usinier : les bélugas, ravageant la sardine, sont plus puissants à l’exciter que les articles enflammés du Cri[1].

Aussi bien, le monde ancien survit alentour, agissant par sa présence, ses suggestions muettes et répétées. Il y a les jours de fièvre et de grève, mais aussi les jours consacrés par la coutume et la religion. On voit encore de beaux pardons à Ploaré, derrière les vieux hêtres des Plomarc’hs ; et quand vient la Fête-Dieu, la rue de La Fontelle se jonche de pétales entre des reposoirs. Et même au Port de Pêche, de longues processions se suivent, le matin de la bénédiction de la mer : sérieuses théories d’hommes, dont les têtes nues semblent plus fortes et plus simples ; femmes en blancs hennins de cérémonie ; fillettes couronnées de roses blanches ; petits mousses porteurs de navires votifs. Et comme on se presse, le premier dimanche d’octobre, autour du minuscule et vénérable sanctuaire, au bas

  1. Le Cri du peuple : Journal révolutionnaire de Brest.