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Impossible encore, selon elle, de faire la conversation, la vraie conversation gaie qui effleure et amuse, en allemand. La langue s’y refuse, on ne peut que disserter, raisonner, discuter ; la construction est trop rigoureuse, il y a trop de distance entre le verbe et le préfixe, entre le sujet et le verbe, trop d’incidentes, il faut trop d’attention soutenue. Cela empêche l’attitude agile et aisée de l’esprit. Puis les Allemands prennent tout au sérieux, notamment la plaisanterie ; de là des méprises : ils sont choqués. Pour moi, d’après Hettner, Stahr et les autres historiens critiques, je les trouve inhabiles à démêler et exprimer les nuances morales. M. Biedermann[1] me disait qu’à propos de son livre on lui avait répété : « Cela se lit comme un roman. » En français, c’est une lourde dissertation. Mme P… admet comme moi que Gœthe (dans W. Meister) écrit d’une façon lourde et assommante.


10 juillet.

Chez Mme P… hier, deux convives outre moi, une dame juive polonaise et un vieux monsieur H… fils d’un Français. Très bon dîner à cinq heures ; ce sont des gentlemen, parfaitement polis, gracieux, même gais.

Un très bel appartement coûte 600 thalers par an ; la dame polonaise, a au premier, dans une rue neuve, cinq grandes chambres principales avec balcon, pour 400 thalers (petit jardin à l’anglaise autour). Une famille peut vivre confortablement avec 2 000 thalers. Un ouvrier tailleur gagne 1 thaler et demi par jour (aux pièces), un manœuvre dans la campagne de 8 à 12 groschen ; avec ce dernier gage on vit à peine. — Un employé commence par 300 thalers, et est content quand il arrive à 600 vers trente-cinq ans. Il a beaucoup d’enfants, mais ses filles cousent, brodent, gagnent ainsi leurs toilettes et leurs petits plaisirs. Lui-même a cinq heures de bureau, et donne des leçons le reste du temps. — 4 000 ou 5 000 étrangers en permanence ici, Anglais, Américains ; il y a un collège spécial pour les langues, chapelle et service divin en anglais. La ville a 170 000 habitants et en avait 42 000 en 1813.

Quantité d’employés (c’est une capitale avec administration), et très peu payés, très mal à leur aise à cause de renchérissement. Ils se cachent pour s’amuser, vont boire leur verre de

  1. Fr. K. Biedermann, né à Leipzig en 1812, philosophe et homme politique, auteur de l’ouvrage Deutschland im achtzehnten Jakrhundert, 4 vol. 1854-1880.