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elle est si calme qu’il faut cette splendide déchirure pour en révéler la surface ; ou bien, çà et là, de petites bulles d’écume, des herbes imperceptiblement ondulantes. Saint-Gilles débordé, le vent « tombe : » une petite brise d’Est. Alors hisse la grand’voile ! Une rumeur d’eau se fait autour de nous ; le bateau se met à vivre et prend sa vitesse. Passent, passent les innombrables crêtes tremblantes…

Une telle journée est si simple que, si l’on essaye d’en noter quelque chose, on revient presque au style des journaux de bord :

Sept heures et demie : Nous passons le Taro : une de ces tourelles rouges, plus ou moins haute suivant le moment de la marée, qui prennent pour les yeux une telle valeur dans le mouvant désert. Il y a toujours sur le voyant une notre famille de cormorans éployés dans une immobilité mystérieuse. Le vent fraîchit.

Neuf heures : Concarneau sort des sables pâles de Beg-Meil. La jumelle montre un vague, ondulant ruban de claires façades qui tremblent, étrangement agrandies : cité fantastique dans le mirage que produit, en été, le vent d’Est.

Dix heures : Nous passons à toucher la bouée de la Voleuse ; long fuseau, oblique sous la poussée du jusant, et qui monte, plonge avec la houle, la longue houle d’Atlantique. Elle commence par ici, où les abris lointains du pays de Penmarc’h reculent dans le Nord.

Dix heures et demie : Deux sardiniers de Douarnenez, tout près, par tribord. Ils font route à couper la nôtre. Le premier vient passer à vingt mètres devant nous ; il court au plus près, ses deux voiles bordées plat, l’enveloppant de l’avant à l’arrière, masquant l’équipage. L’autre va croiser notre sillage, mais ne présente d’abord que son avant. Etrange impression de le voir arriver obliquement, et passer derrière nous, qui courons au Sud-Est. On retrouve le sentiment simple des directions rectilignes que suit la volonté humaine tendue vers un but invisible sur le plan partout pareil. Comme il est seul ! Comme il bondit, petite chose noire sur les bondissantes vagues ! Quels ressauts dans l’embrun qui le coiffe ! Mais quelle précision de sa marche en ligne droite ! Avec quelle patience il serre le vent, s’y glisse de biais, taillant comme un couteau sa route !