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tentaculaires, où le « grand vermicelle belge » tourbillonnait en d’inquiétantes figures de cauchemar, la foule poussa un cri d’horreur. Elle sentit tout de suite et dénonça la conspiration des modernistes contre ses aises les plus légitimes et son goût de mesure et de beauté. Elle vit encore très juste ce jour-là. Enfin, si l’on consulte l’histoire de l’Art, depuis la Madone de Cimabue portée en triomphe dans les rues de Florence et la Vierge de Mantegna dans les rues de Mantoue, jusqu’au succès du Sacre de David, la liste serait longue des chefs-d’œuvre que la foule n’a pas hésité à acclamer dès leur apparition. Si elle a aussi parfois acclamé autre chose, il s’ensuit que le verdict du suffrage universel en art n’est pas un critère, mais non pas qu’il soit une contre-indication.

On a donc mauvaise grâce à récuser ce verdict, quand on donne à la critique d’art une base purement subjective. Pourtant, on le récuse, car on sent trop que le suffrage universel, consulté sur les tentatives futuristes, donnerait tout de suite raison à l’Institut. Mais alors, sur quoi se fonde la prétention qu’ont leurs auteurs de nous les imposer ? Ce n’est pas sur le sentiment, puisque devant elles on n’éprouve ni plaisir ni émotion. Ce n’est pas sur la raison, puisque les arguments invoqués, tirés des analogies avec les autres écoles, ne valent rien. Ne cherchons pas plus longtemps : c’est sur le principe d’autorité.

L’autorité de qui ? De quelques augures. Qui la tirent de quoi ? De la crédulité des collectionneurs. Ceux-ci, désorientés par les sautes de vent et les caprices de la mode, ballottés entre les écueils des goûts contraires, tremblants à l’idée de méconnaître le Dieu du lendemain, prennent le parti de toujours suivre le dernier venu. Arrivé à ce degré d’inhibition, on n’aime pas, on ne comprend pas, on croit ; et l’on croit d’autant plus qu’on se sent moins sur le terrain de l’intelligible. C’est le Credo quia absurdum. Le dogmatisme expulsé des domaines de la philosophie et de la science prend sa revanche dans celui de l’Art. Un jour, l’amateur illuminé accomplit l’acte de foi : il achète. Dès lors, et si restreint que soit le nombre des acheteurs d’un peintre, en comparaison des lecteurs d’un livre ou des spectateurs d’une œuvre dramatique, le succès se fonde sur quelque chose de sûr. Il suffit d’une douzaine de gens fortunés pour l’établir. L’autorité de l’augure confirmée par le chèque du riche : voilà le critère moderne substitué aux incertitudes