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— Mon Dieu ! dit-il après une pause, Olenski partage évidemment votre manière de voir, car je n’ai jamais entendu dire qu’il ait fait le moindre effort pour ravoir sa femme.


VI


Après que Mr Jackson eut pris congé, et que les dames furent montées se coucher, Newland Archer regagna son cabinet au deuxième étage. Une main vigilante avait, comme de coutume, entretenu le feu, préparé la lampe. La chambre, avec ses rangées de livres, ses murs où pendaient des reproductions de tableaux célèbres, sa cheminée drapée de velours rouge et garnie de statuettes d’escrimeurs, était accueillante et intime.

Comme il se laissait choir dans son fauteuil près du feu, son regard tomba sur une grande photographie de May Welland, que la jeune fille lui avait donnée aux premiers jours de leur idylle, et qui remplaçait maintenant sur son bureau tous les autres portraits féminins dont il avait jadis été orné. Avec une sorte de terreur respectueuse il contempla le front pur, les yeux sérieux, la bouche innocente et gaie de la jeune créature qui allait lui confier son âme. Ce produit redoutable du système social dont il faisait partie, et auquel il croyait, la jeune fille qui, ignorant tout, espérait tout, lui apparaissait maintenant comme une étrangère. Encore une fois, il se rendit compte que le mariage n’était pas le séjour dans un port tranquille, mais un voyage hasardeux sur de grandes mers.

Le cas de la comtesse Olenska avait troublé en lui de vieilles convictions traditionnelles. Son exclamation : « Les femmes doivent être libres, aussi libres que nous, » avait touché à la racine d’un problème considéré dans son monde comme inexistant. Il savait que les femmes « bien élevées, » si lésées qu’elles fussent dans tous leurs droits, ne revendiqueraient jamais le genre de liberté auquel il faisait allusion ; et les hommes se trouvaient, dans la chaleur de l’argumentation, d’autant plus disposés à la leur accorder. De telles générosités verbales n’étaient qu’un plaisant déguisement des inexorables conventions qui réglementaient le milieu où il vivait. Néanmoins, il serait tenu à défendre, chez la cousine de sa fiancée, une liberté que jamais il n’accorderait à sa femme, si un jour elle venait à la revendiquer. Le dilemme ne se présenterait évi-