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de son arrivée, avec Julius Beaufort dans la Cinquième Avenue à l’heure de la foule élégante. » Et le jeune homme lui-même ajoutait mentalement : « Elle devrait savoir qu’un fiancé ne passe pas son temps chez les dames ; mais c’est probablement comme ça que ça se passe dans le monde où elle a vécu, et où on n’a pas autre chose à faire. » Et, en dépit des goûts cosmopolites dont il se piquait, Newland remercia le ciel d’être un citoyen de New-York, et sur le point de s’allier à une jeune fille de son espèce.


V


Le lendemain soir, le vieux Sillerton Jackson vint dîner chez les Archer.

Mrs Archer, personne timide et retirée du monde, aimait néanmoins à, être bien informée de ce qui s’y passait. Mr Sillerton Jackson appliquait à l’investigation des affaires d’autrui une passion de collectionneur et une science de naturaliste. Il vivait avec sa sœur, Miss Sophy Jackson, qu’on invitait, à défaut de son frère, quand on ne pouvait pas mettre la main sur lui, et qui lui rapportait ainsi des bribes de menus racontars qui remplissaient quelquefois utilement les vides de ses informations.

Quand Mrs Archer désirait un renseignement, elle demandait à Mr Jackson de venir dîner ; et, comme elle honorait peu de personnes de ses invitations, et qu’elle et Janey formaient un excellent auditoire, Mr Jackson acceptait presque toujours, au lieu d’envoyer sa sœur. S’il avait pu dicter ses conditions, il aurait choisi un soir où Newland était sorti… non par manque de sympathie pour le jeune homme, (ils s’entendaient merveilleusement à leur cercle), mais parce que le vieux conteur sentait quelquefois, chez Newland, une tendance à peser ses témoignages que les dames de la famille n’accusaient jamais.

Si la perfection pouvait exister sur la terre, Mr Jackson aurait demandé aussi que la chère fût un peu meilleure chez Mrs Archer. Mais de mémoire d’homme, New-York était divisé en deux grands groupes fondamentaux : celui des Mingott, des Manson, et tout leur clan, qui appréciait l’élégance, la bonne table et le luxe, et la tribu des Archer, Newland, Van der Luyden, qui, eux, s’intéressaient aux voyages, à l’horticulture, à la lecture des romans sérieux, et affectaient de mépriser les jouissances matérielles.