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en public, et surtout à l’Opéra, à côté de la jeune fille qu’il devait épouser, comme tout New-York l’apprendrait le lendemain. — Non, il partageait l’avis du vieux Sillerton Jackson : il n’aurait pas cru que les Mingott oseraient cela.

Archer n’ignorait pourtant pas que Mrs Manson Mingott, la matriarche de la famille, avait l’habitude de pousser son audace jusqu’aux dernières limites. Il avait toujours admiré cette vieille dame hautaine et autoritaire, « qui avait su s’allier au chef de la riche lignée des Mingott, marier ses filles à des étrangers, » — un marquis italien et un banquier anglais, — et, pour comble de témérité, avait fait construire, dans le quartier lointain du Central Park, une grande maison en pierres de taille blanches, alors que la pierre brune n’était pas moins de rigueur que la redingote l’après-midi. Et cependant, elle n’était que Catherine Spicer, sans fortune, ni position sociale suffisante pour faire oublier que son père s’était publiquement déshonoré.

Ses filles mariées à l’étranger avaient passé dans la légende. Elles ne revenaient jamais voir leur mère, et celle-ci, devenue, comme beaucoup de personnes d’esprit actif et de volonté impérieuse, corpulente et sédentaire, restait philosophiquement chez elle. Mais la maison en pierres blanches qui prétendait imiter les hôtels de l’aristocratie parisienne était là, signe visible de son courage. Elle y trônait, entourée de meubles du xviiie siècle, et de souvenirs de Louis-Napoléon, — car elle avait brillé aux Tuileries dans son été, — elle y trônait avec une placidité complète, comme s’il n’y avait rien d’extraordinaire à vivre au delà de la Trente-quatrième rue et dans une maison où les fenêtres n’étaient pas à guillotine, mais ouvraient comme des portes à la française.

Tout le monde, y compris Mr Silleton Jackson, était d’accord pour reconnaître que la vieille Catherine n’avait jamais eu de beauté : un don qui, aux yeux de New-York, justifiait tous les succès, et excusait un certain nombre de faiblesses. Des esprits malveillants disaient que, comme son impérial homonyme, elle avait réussi par la force de sa volonté, sa dureté de cœur, et une sorte de hauteur audacieuse qui semblait se justifier par la décence et la dignité parfaite de sa vie. Le vieux Manson Mingott, mort au moment où elle atteignait ses vingt-huit ans, avait lié sa veuve par des dispositions testamentaires dictées par sa défiance à l’égard des Spicer ; mais l’audacieuse Catherine pour-