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et des nuances, les longues préparations et dissimulations de manière à gagner le but, selon le précepte du cardinal de Richelieu, « comme les rameurs en lui tournant le dos. »

Mais, comment régler les élans et les bonds de la démocratie sur les pas mesurés de la diplomatie ? Comment atteler le suffrage universel à un organisme si délicat ? Et puis, ce sentiment refoulé de la défaite n’explosera-t-il pas un jour et ne fera-t-il pas voler en éclats les savantes combinaisons de « l’intrigue du cabinet ? » Aujourd’hui que nous lisons la correspondance de M. Thiers avec ses ambassadeurs, nous nous rendons compte des difficultés au milieu desquelles il pilotait sa barque fragile. L’adroit navigateur provençal avait vingt ans de trop pour voir aboutir ce travail de longue patience et de finesse subtile où Bismarck, d’ailleurs, était passé maître plus que lui.

Il y avait, par ailleurs, le prompt déchaînement de la revanche, le risque d’une crise violente et désespérée, où la France jouerait son va-tout, en sautant à la gorge de son vainqueur. Un élan furieux de la vieille France militaire l’abattrait peut-être avant qu’il eût organisé sa force et assis son hégémonie.

Gambetta, qui s’était élevé jusqu’à la fureur contre la « capitulation » de Jules Favre, paraissait, au premier chef, l’homme de la revanche. Ayant établi fortement ses liens ou du moins ses contacts avec les vigueurs nationales et jacobines, il se gardait bien de les affaiblir. Bien en vue, au sommet lumineux de la protestation, dans le plein jour de « la justice immanente, » il ne rejeta pas comme un manteau troué le patriotisme ardent et sentimental, aux revendications immédiates.

Et, cependant, il aima autrement et plus savamment la France. Le méridional, fils de l’Italie et disciple de M. Thiers, se fit, sous l’enveloppe aux plis flottants du tribun, un esprit d’homme d’Etat et s’imposa une conduite de grand Européen. Il voulut tout savoir, tout apprendre, essayer de tout, combiner tout, accueillant dans son jeu tous les calculs, surtout celui du temps, toutes les combinaisons, même celles qui feraient monter les enchères de la Russie par celles de l’Autriche et aussi, toutes les dignités, même celle d’une passe d’armes diplomatique très serrée avec l’Angleterre.

La France reprendrait son rang et essaierait sa force par cette escrime au fer moucheté ! Ayant vu la guerre, commandé les armées, n’ignorant pas l’incertitude de ces coups de fortune