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cortège emplit le livre de toutes les nuances de la douleur. Attendre, attendre, se crucifier d’attente ; attendre quoi ? une lettre, des nouvelles, espérer l’écriture chérie qui prouve que ce qu’on aime vit, pour se dire aussitôt : « Il est peut-être mort à l’heure qu’il est ; » se consumer d’angoisse et d’ennui dans l’absence, compter les jours qui séparent d’une permission, pour retrouver ensuite ces tortures de l’imagination, se tuant à deviner, à forcer les distances, les barrages, les défenses, se déchirant aux fils de fer, aux ronces barbelées… Puis, un jour, la dépêche froidement officielle, et alors les cris tragiques de la mère blessée : « Mort ! Mort !… Qu’est-ce qu’il a fait ? Qu’est-ce que j’ai fait ? Pourquoi, pourquoi ?… Est-ce qu’il n’y en a pas d’autres qui en reviennent ?… Dieu ! Ah ! ne me parlez pas de Dieu ! Il dort, votre bon Dieu. Ou plutôt, il n’existe pas ! S’il y en avait un, est-ce qu’il aurait permis cette guerre ?… Malheur à ceux qui l’ont voulue, maudits, maudits !… La patrie ? Qu’est-ce que cela me fait, la patrie ?… Mon petit, mon chéri, mon fils, rendez-moi mon fils… »

Et tout le livre est plein de ces désespoirs de femmes, de ces détresses sans nom, qui ne sont d’ailleurs pas plus d’un pays que d’un autre. Ce sont les deux petites veuves de guerre, Lili et Annemarie ; c’est la pauvre Gretchen Dietrich, qui devient folle parce que son fiancé l’oublie ; c’est l’histoire navrante de la vieille Krüger, qui attend obstinément le retour d’un fils « disparu. » Et il y a çà et là de ces deuils inoubliables, de ces visages dont l’expression vous poursuit plus qu’une plainte bruyante, comme le spectre de la douleur infinie : ainsi, la femme du Rechnungsrat que nous apercevons un jour en chemin de fer, l’œil fixe, les traits absorbés, agitant faiblement les lèvres et remuant les doigts d’un mouvement mécanique, comme si elle recommençait perpétuellement le même compte : « Un, deux, trois… Un, deux, trois… » Elle avait perdu ses trois fils.

Encore s’il n’y avait que les grands malheurs ! Mais il y a les douleurs vulgaires, les préoccupations, le souci du ménage, et c’est cela qui, bon gré mal gré, tient le plus de place dans la vie. L’auteur du Pain quotidien ne pouvait manquer d’insister sur ce côté misérable et avilissant des choses, sur les difficultés croissantes de l’existence matérielle. Peut-être trouvera-t-on qu’elle donne trop d’importance à cette question du pot-au-feu. Les choux, les pommes de terre, les raves, — ah ! les