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ces simples mots d’état civil : Ci-gît Jenny Caroline Léocadie Ch… épouse de M. Emile B. décédée à Paris le 4 juillet 1814, dans sa 28e année ; enfin ces courtes lignes d’un regret presque officiel : Sa mort priva sa bonne mère d’une fille chérie, son mari d’une épouse bien-aimée et ses trois petits enfants d’une tendre mère. La « mère chérie, » née le 14 mars 1783, décédée le 9 avril 1863, c’est elle qui dort, un peu à côté de sa fille, dans les ronces du cimetière, et les enfants pour lesquels Fromentin, dans un lointain poème, avait rêvé d’ « airs byroniens, » de grâce et de beauté à l’image de Madeleine, c’était bien ceux dont il devait dire dans son billet déchirant du 11 septembre, adressé à Paul Bataillard, peu après la mort de la jeune femme : « Je vois souvent les enfants et je les adore. »

Ceux qui ont lu attentivement Dominique et ont été sensibles à tout ce que ce livre contient de tragique et de fier dans son mouvement, se rappellent toute la fin orageuse, digne des maîtres, l’épisode du châle au soir dans le vieux château, la séparation et enfin ces mots prononcés par Dominique : « Elle ajouta, je crois, une ou deux paroles que je n’entendis pas ; puis elle s’éloigna doucement comme une vision qui s’évanouit, et je ne la revis plus, ni ce soir-là, ni le lendemain, ni jamais. » Le lendemain, le héros de cette belle et rude histoire, d’un arôme délicat et pénétrant, dit que — comme un animal blessé qui perd du sang et rentre au gite — prenant par un chemin de traverse, il arriva en vue de Villeneuve.

Villeneuve, nous savons que c’est Saint-Maurice, et ce chemin traversant le marais, ce chemin dont l’argile conserva si longtemps l’empreinte du talon de la jeune femme, il nous eût été précieux de le retrouver. Mais ce chemin même, quel est-il ? Le temps a tout mêlé, tout recouvert et enseveli sous sa cendre. « En amour, a dit le héros de cette histoire, l’une des plus poignantes qu’aient vécues les hommes, la dette des âmes fidèles est la résignation. » Cette dette des âmes fidèles, nous savons que les deux êtres qui reposent ici l’ont payée au-delà des forces humaines, et c’est à cela, au déclin de ce beau jour, que, parvenu au terme de ce pèlerinage, nous pensons longtemps encore en regagnant la mer, cette mer qui fut comme le miroir mouvant où se penchèrent tant de fois les âmes inquiètes et torturées de Madeleine et de Dominique.


EDMOND PILON.