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roman de sa jeunesse ! Au mois de juin 1844, ce mois dont il a dit plus d’une fois qu’il aimait tant le retour, celle qui avait été pour lui le modèle de Madeleine avait dû, sans tarder, s’arrachant à son mari et à ses enfants, se rendre à Paris pour y subir, de la part des chirurgiens, une intervention dont le dénouement fut fatal. Et c’est ici que Dominique avait connu le calvaire ! Introduit dans l’appartement de Madeleine, il avait une fois encore été autorisé à contempler, par une vitre de la chambre, le visage amaigri de celle qui avait été toute sa joie, tout son bonheur, de celle qu’il avait si chastement aimée au-delà du possible. Puis brusquement c’avait été la mort, à vingt-sept ans, de celle dont « le parfait souvenir » le hantait toujours ; enfin, une explosion de douleur, un chagrin sombre et concentré, se traduisant par un abattement affreux, des plaintes sourdes dont l’accent faisait peur.

« Tout mon passé, écrit-il à ce moment tragique, m’a traversé la mémoire, depuis mes lointaines rêveries dans mon allée verte de Saint-Maurice… » En, quelques secondes, comme cela se produit aux instants de grande déroute morale, il revit les jours anciens, les joies mortes, Madeleine depuis dix ans déjà mariée à celui qui fut le modèle du comte Alfred de Nièvres, M. X… en réalité simple surnuméraire des contributions, devenu, par la suite, agent de change à La Rochelle. « Je pense à toi qui dors là-bas, sous l’herbe mouillée, pauvre tête si belle, aux yeux si doux, au teint si blanc, aux yeux si noirs ! » Voilà ce qu’écrivait à un ami, après la mort de Madeleine, Fromentin souffrant de toutes les souffrances de Dominique.

En ce jour d’août, d’une vive lumière, d’un chaud soleil, l’herbe n’est pas mouillée comme en son temps ; il y a des papillons, il y a des fleurs, et « ces oiseaux qui chantaient avec un accent qui remuait jusqu’au fond du cœur » et dont il a parlé avec poésie, nous les entendons, dans les arbres, pépier- et s’ébattre au-dessus du tombeau de Madeleine. Pauvre tombeau, d’ailleurs bien simple : une dalle inclinée qu’entourent des orties et l’herbe sauvage, une haute et longue pierre où doivent, dans les jours sombres, quand l’Océan est déchaîné, venir gémir les vents, et sans laisser de trace glisser les larmes de la pluie. Et là, pas une fleur, pas une couronne, mais seulement gravés, encore distincts, au-dessus de la dépouille de celle qui fut toute séduction, tout charme, qui se montra si belle et si inaccessible,