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Mais le colosse africain a l’avantage d’une coloration beaucoup plus riche que celle du Colisée : il est d’une belle couleur orangée qui rappelle celle du Théâtre de Bacchus, à Athènes. Des alignements de pilastres corinthiens, fort bien conserves, encadrent les hautes arcades des galeries superposées. Bien que le sol se soit affaissé autour de l’édifice et que les vomitoires d’accès soient en partie enterrés, il produit un très grand effet. Il écrase complètement le pauvre village arabe qui se tasse à ses pieds avec ses cambuses cubiques aux toits plats, couverts de fascines, et, çà et là, ses minarets et ses coupoles de marabouts qui émergent au-dessus des terrasses toutes blanches, comme de gros œufs à la coque posés sur leurs coquetiers. Ces misérables bâtisses en plairas, sans profil et sans lignes, s’effondrent devant la ferme ordonnance et la solidité romaine. De quel air impérial, cet amphithéâtre d’El-Djem surgit, parmi les cactus et les oliviers de sa maigre campagne, au milieu d’une plaine blonde, sablonneuse, déjà désertique, d’une sévérité et d’une tristesse infinies !

Enorme et splendide de patine, il est aussi plus imposant que le Colisée, parce que la vue n’en est pas obstruée par des constructions toutes proches. On le voit de plus loin. En outre, il a des parties intactes qui n’existent plus à Rome. Tout le sous-sol, en particulier, subsiste encore : les cages des bêtes féroces, les prisons des condamnés, les conduites qui amenaient l’eau de la mer dans l’arène transformée en bassin pour les naumachies. Néanmoins, malgré cet état d’intégrité relative, j’avoue ma froideur devant ce formidable cylindre de pierres. C’est trop énorme pour moi, c’est sans âme et sans pensée. Mais le public d’aujourd’hui, qui a le goût du colossal et du néronien, les lecteurs de Quo vadis ? se passionneront sans doute pour l’amphithéâtre d’El-Djem. Nos romantiques aussi partageaient cette passion rétrospective pour ce qu’ils appelaient « le Cirque. » Flaubert adolescent l’écrivait à son ami Lepoittevin : « Ah ! le Cirque, c’est là qu’il faut vivre, vois-tu ! On n’a d’air que là ! Et on a de l’air poétique à pleine poitrine, comme sur une haute montagne, si bien que le cœur vous en bat… » Le bon Flaubert s’illusionne, en cherchant de la poésie à l’amphithéâtre. C’était un lieu de brutalité, où s’épanouissait tout un monde d’abominables instincts, une sorte de Cloaca Maxima de la cruauté, de la luxure et de la bêtise des foules… Décadence,