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cette charmante trinité architecturale. Seule, la restauration du temple de gauche a été suffisamment poussée, pour qu’on puisse juger de la silhouette ancienne. Les deux autres sont mutilés de leurs péristyles. Devant le temple du milieu, s’élève une plate-forme confuse où s’entassent des chapiteaux écornés, des débris de larmiers et de cimaises. On a peine à y reconnaître la tribune aux harangues. Mais l’autre édifice, celui de gauche, — qui a été fort heureusement réparé, — vaut presque le temple de Dougga pour la pureté classique des lignes et pour l’opulence invraisemblable de la patine. Lui aussi, il porte des traces éteintes de polychromie. Ce ne sont plus que des nuances presque insaisissables qui se mêlent aux dorures, aux rousseurs orangées des vieilles pierres et des sculptures. Si ce n’est l’élégance harmonieuse du profil, rien ne vaut le moelleux, le précieux, la rareté de la substance. On dirait un ivoire, une cire légèrement colorée, un chef-d’œuvre ingénieux et menu. Et pourtant le poids de ces blocs, la noblesse et le style de cette composition éveillent l’idée d’une grande chose.

Tandis que je médite et que j’emplis mes yeux de ce spectacle rare et délicieux, tout à coup, dans le silence crépusculaire, une détonation éclate derrière les cellas des temples vides. Et aussitôt, deux hommes, pieds nus, le visage maigre et bruni sous le burnous troué, m’apportent un oiseau de proie qu’ils viennent d’abattre. Le rapace palpite encore sous son plumage roux comme celui des ruines. Son corps est chaud comme les pierres pénétrées de soleil où je suis assis, et, entre ses pattes, dans le duvet fauve, éclate un filet de sang, pareil aux traces de vermillon qui luisent, là-haut, sur l’écorce dorée du tympan. Cette petite vie cruelle qui agonise entre les mains des hommes farouches, ce spectacle soudain et un peu douloureux pour les nerfs du civilisé d’aujourd’hui, provoque dans mon esprit une foule de similitudes et de correspondances. Il me semble que le forum de Sufetula m’aurait moins ému sans l’apparition brusque de ce cadavre d’oiseau, enfant de ses ruines…


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J’ai monté les degrés du temple et je m’arrête sous le péristyle, entre deux hautes colonnes corinthiennes, d’un galbe admirable. De là, on domine toute la plaine de Sbeïtla, les ruines des thermes et du théâtre. Dans le lointain, se profile