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lui ai déjà parlé deux fois, et tu trouveras à Fécamp quelques familles de commerçants riches qu’on dit aimables.

— Le sculpteur Cadaille, qu’est-ce que cela ? et il ricanait d’une manière agaçante, comme si on lui avait demandé de faire son ami d’un palefrenier.

— Cadaille ! (le baron s’irritait), Cadaille ! mais c’est le plus grand artiste de l’époque.

L’autre ricana plus fort :

— Un artiste ! qu’est-ce que cela, un artiste ? Est-ce un oiseau ? de la plume ou du poil ? Je ne connais pas l’espèce.

— Eh, parbleu ! tu as de bonnes raisons pour ne pas la connaître.

Mais Henry se renversa, riant avec affectation.

— Un artiste ? une jolie connaissance, ma foi ! pourquoi pas un maçon ? c’est toujours un gâcheur de plâtre et un tailleur de pierres.

Et, prenant la taille de Marthe qui passait :

— Dis donc, ma petite, connais-tu ça, Cadaille, un artiste ? Oui, tu dois aimer les artistes, toi ?

Il était gris. Le déjeuner finissait ; le baron exaspéré sortit. Jeanne prit le bras de la petite. Le vicomte de Lamare la suivit, et tous trois allèrent s’asseoir sur un banc de pierre au milieu du bois, pendant qu’Henry lampait du cognac.


L’un parrain et l’autre marraine au baptême d’un bateau que le père de Jeanne avait fait construire, les deux jeunes gens échangèrent leur promesse de mariage après le déjeuner dont la cérémonie avait été l’occasion. Le récit de ce déjeuner n’occupe dans Une Vie que quelques lignes. « La grande table était mise dans la cour sous les pommiers. Soixante personnes y prirent place : marins et paysans. La baronne, au centre, avait à ses côtés les deux curés, celui d’Yport et celui des Peuples. Le baron, en face, était flanqué du maire et de sa femme, maigre campagnarde déjà vieille qui adressait de tous les côtés une multitude de petits saluts. Elle avait une figure étroite, serrée dans son grand bonnet normand, une vraie tête de poule à huppe blanche, avec un œil tout rond et toujours étonné ; et elle mangeait par petits coups rapides comme si elle eût picoté son assiette avec son nez. »

Quelle différence entre la sobriété de ce récit et l’ampleur de celui que Maupassant avait confié au « Vieux Manuscrit ! » Je donne en entier ces pages savoureuses et pittoresques dont s’enrichira, si je ne m’abuse, l’œuvre de Maupassant, qui ne dépassa jamais, pour l’intensité de la vie, ce tableau