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leur chatouillait les pieds. La jeune fille s’arrêta stupéfaite devant leur nudité de petits hommes ; et elle remontait la plage un peu confuse et troublée, quand les cris déchirants de celui qu’on voulait baigner de force la firent s’arrêter de nouveau.

Une femme qui étendait du linge au soleil lui parla avec une compassion dans la voix : « Si ce n’est pas une pitié ! » dit-elle. Joanne l’interrogea, et elle apprit que « ce pauvre petit manant » était un enfant aveugle que les autres, pour leur plaisir, martyrisaient du matin au soir comme ils auraient fait d’un oiseau ou d’un jeune chat. Alors une indignation la prit et elle descendit vivement vers la mer ; mais les garnements s’étaient enfuis dans tous les sens, emportant leurs hardes sous leurs bras. Seul, le petit aveugle abandonné criait de toute sa force, ayant de l’eau jusqu’aux épaules ; et comme il ne savait plus où se trouvait le rivage, il demeurait immobile, avec des larmes dans ses yeux blancs.

Jeanne l’appela. Lorsqu’il entendit cette voix douce, il se tut, et, ayant écouté d’où elle parlait, il s’en vint vers elle tout doucement. Il avait environ douze ans. Il était assez grand, fort maigre, avec un air lamentable. Il tendait les mains en avant pour rencontrer quelque chose. Mais la jeune fille reculait toujours, hésitant à le toucher parce qu’il n’avait rien sur le corps. Alors le misérable s’arrêta, croyant à une méchanceté nouvelle : mais elle le saisit tout à coup dans ses bras et l’emporta sous l’ombre d’une barque.

Cependant les autres, par plaisanterie, avaient caché ses habits ; et elle demeurait fort gênée à côté de ce grand enfant tout nu. Enfin, la femme qui étendait du linge s’approcha, et, ayant reçu de l’argent, courut acheter quelques hardes.

Jeanne essaya d’interroger l’aveugle, mais il la comprenait à peine, et répondait, d’une petite voix bêlante, des mots inarticulés qu’elle ne reconnaissait pas. Elle le ramena chez elle en le tenant par la main ; et, après l’avoir bourré de tartines aux confitures qu’il mâchait lentement, sans satisfaction apparente, mais avec une capacité infinie, elle le conduisit chez ses parents. Ils habitaient une espèce de hutte au fond d’une ruelle infecte. Le père, un matelot, petit, maigre et ridé, portant une barbiche de bouc, ne dit pas un mot quand elle entra. Il fumait une pipe courte, le fourneau renversé, et tant que la jeune fille resta dans la maison, il en tira des bouffées plus rapides et saccadées. Mais la mère, aussitôt, s’empressa auprès de la demoiselle, apporta une chaise, fit des compliments ; puis elle gifla vigoureusement son gars qui donnait tant de mal au pauvre monde : « Un fameux embarras, allez, un enfant qui n’y voit goutte et que le bon Dieu n’aurait pas dû envoyer à des malheureuses gens comme nous. »