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Or, un hiver, un paysan malade demanda grâce. Non seulement elle lui fut accordée, mais on lui donna cinq cents francs. A partir de ce jour, il ne paya plus. D’autres l’apprirent ; tous bientôt le surent. S’ils n’osèrent se dispenser entièrement d’acquitter leurs fermages par crainte de l’huissier, ils trouvèrent du moins mille prétextes pour n’en envoyer que la moitié, le tiers, le quart, ou s’abstenir même de temps à autre. Toutes leurs raisons étaient acceptées, apitoyaient. Des épidémies tuaient leurs bestiaux ; des maladies frappaient leurs enfants ; la sécheresse brûlait leurs récoltes, des ouragans les versaient ; ou bien les pommes avaient manqué et il fallait acheter du cidre pour ne pas boire de l’eau tout l’hiver.

Cependant chacun, après quinze ou vingt ans de calamités sans nombre et de malheurs acharnés, s’en venait, un jour où le Baron manquait d’argent, lui proposer d’acheter la ferme qu’il occupait. Des parents, des amis, disait-il, lui avaient prêté quelque chose ; et son maître acceptait sans malice, bénissant le hasard qui lui jetait ainsi dans les mains la somme dont il avait besoin.

Un seul, un Breton, échoué près d’Vport, un entêté celui-là, un simple dont on riait dans le pays, apportait son terme avec une obstination sans égale, au jour voulu, en beaux écus blancs ; et il n’y avait jamais manqué. Il était pauvre cependant, et malheureux. Il avait du guignon, comme on dit. Mais, à la Saint-Michel comme à Pâques, il arrivait, un peu fier et timide, gardant ses cheveux longs suivant la mode de sa patrie ; et, après avoir posé son chapeau sur une chaise, il tendait le petit sac de toile qu’emplissait un murmure d’argent, avec ces mots, toujours les mêmes : « Monsieur notre Maître, voilà. »

Le Baron, à la fin, en avait pitié, était honteux d’accepter le loyer de ce misérable, espérait toujours qu’il ne viendrait pas, mais l’autre reparaissait avec la régularité des saisons.

Deux fois on lui rendit ses écus ; il refusa de les reprendre, disant qu’il ne voulait devoir à personne, et que, tôt ou tard, il lui faudrait payer.

La commisération impuissante qu’il inspirait à ses maîtres par cette inébranlable probité faisait qu’ils ne l’appelaient plus que « le pauvre Keridec. »

Il avait pour la famille l’attachement acharné des esclaves volontaires. Comme il habitait le hameau de Saint-Léonard, et que ses champs menaient jusqu’auprès d’Yport, ce fut lui qui se chargea de tenir prête la maison de « Notre Demoiselle, » à qui il était déjà plus dévoué qu’un chien, bien qu’il ne l’eût jamais vue.


Le voyage aux Peuples, raconté sensiblement de la même