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Sonate à Kreutzer, puis le moujik, l’aristocrate, le gendelettre, l’admirable artiste amoureux de la beauté du monde et par-dessus tout le désespéré qui a touché le fond de toutes les illusions et qu’emplit désormais le vertige du néant.

Entre toutes ces imagos, il en est une que je veux extraire et donner tout entière, parce qu’elle résume mieux qu’aucune autre, dans sa grandeur démesurée et son majestueux silence, le Tolstoï des dernières années. Gorki n’a rien écrit de plus beau que cette page.


Une fois, je le vis comme personne au monde peut-être ne l’a vu. Je me rendais chez lui à Gaspra par la plage lorsque, derrière le parc Yussupor, je l’aperçus dans les rochers : silhouette petite et anguleuse, dans un vieux costume délabré, coiffée d’une vieille casquette informe. Assis, la tête dans les mains, le vent agitait dans ses doigts les poils argentés de sa barbe. Son regard errait là-bas à l’horizon de la mer, et les petites vagues d’un jaune vert se roulaient humblement à ses pieds qu’elles caressaient. On eût dit un vieux magicien écoutant les secrets de la mer. C’était un jour de soleil traversé de nuages ; les ombres des nuages glissaient sur les rochers ; et en même temps que les rochers, le vieillard s’éclairait et s’obscurcissait tour à tour. C’étaient de grands rocs tout crevassés et couverts d’algues parfumées ; il y avait eu une forte marée. Et il avait l’air, lui aussi, d’une de ces vieilles pierres qui serait devenue vivante, une pierre qui connaîtrait l’origine et la fin des choses, et qui saurait ce qui doit arriver des rochers, des herbes de la terre et des flots de la mer et de l’univers entier, du grain de sable jusqu’au soleil. Et la mer elle-même faisait partie de son âme, et toutes les choses environnantes semblaient venir de lui. Dans l’immobile rêverie du vieillard, je distinguais quelque chose de fatal, de magique, une force qui plongeait dans les ténèbres inférieures et fouillait comme un phare le vide bleu qui enveloppe la terre, — comme si c’était lui dont la volonté avait le pouvoir de rythmer les vagues, de les attirer tour à tour et de les repousser, de régler les mouvements des ombres et des nuages, et d’animer l’insensibilité elle-même de la pierre. Tout à coup, dans un fol éclair, le miracle me parut possible ; il va se lever, me disais-je, il va étendre la main, et la mer va se cristalliser comme un verre, les pierres s’émouvoir, tout va s’animer, prendre une voix et chacune de ces voix parler dans son langage, parler de la nature et de l’homme. Ce que je pensais ou plutôt ce que je sentis à ce moment, je ne trouve plus de mots pour l’exprimer : c’était de la joie et de la terreur, et tout se fondait pourtant dans cette pensée de bonheur : « Non, je ne suis pas seul sur la terre, tant que cet homme est de ce monde. »