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comme cela. » Voyez-vous le descendant de Rurik, l’homme qui jugeait de haut la petite noblesse des Romanoff ?

Non ! il n’était pas simple, l’apôtre de la simplicité ! À sa première visite, Gorki eut la sensation d’un grand seigneur qui condescend à faire des avances et qui veut bien s’encanailler, — se croyant même obligé d’emprunter pour cela un langage de charretier, — mais il demeura surtout sous l’impression d’avoir passé un examen. La seconde fois, Tolstoï fut charmant. Il emmena le jeune homme se promener dans un bois ; il se laissait aller, tout en marchant, à ses souvenirs ; il récitait des vers. « Tout à coup, un lièvre lui partit entre les jambes. Tolstoï sursauta, sa figure brilla de plaisir et d’animation ; il se mit à crier : Hop ! en suivant des yeux les bonds de l’animal. Le vieux chasseur se réveillait. Alors, il me regarda gaiment, et il se mit à rire franchement d’un rire cordial et bon enfant. Il était délicieux, à cet instant-là. » On voit que le « vieil homme » survivait sous le « converti. » Quelle surprise aussi de le voir jouer aux cartes ! Il jouait avec sérieux, en joueur passionné. Ses mains s’énervaient aussitôt qu’elles touchaient aux cartes ; on eût dit qu’elles tenaient une volée d’oiseaux… » Et sous le costume d’emprunt de l’ermite et du pénitent, c’était un charme de voir jaillir ces soudaines fusées de l’instinct et du tempérament.

Le sujet dont il parlait le plus volontiers, dans ces épanchements intimes, c’étaient les femmes. Il en parlait, écrit Gorki, « presque comme un romancier français » ( ? ) — mais toujours, ajoute notre auteur, « avec la grossièreté affectée d’un paysan russe. » Chose curieuse ! Cet homme qui pouvait être, quand il voulait, plein de charme, de sensibilité et de délicatesse, était à d’autres moments d’une brutalité pénible. « Il était odieux quand il parlait des femmes : c’était inouï de goujaterie, et cela sonnait faux, quoique ce fût toujours étrangement personnel. On eût dit qu’il avait été une fois blessé dans sa jeunesse, et qu’il n’y avait eu jamais d’oubli ni du pardon. »

La première fois que Gorki le vit, — c’était à Moscou, — le vieillard fit rouler l’entretien sur deux de ses nouvelles, et cela sur un ton dont son jeune visiteur demeura abasourdi. Il entreprit de soutenir que chez la jeune fille la chasteté est contre nature. « Vous nous peignez votre héroïne comme une fille saine, et vous lui donnez des sentiments d’anémique ! » Et il se