Page:Revue des Deux Mondes - 1920 - tome 59.djvu/591

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

l’eau à domicile. Partout les bains, les latrines publiques, les gymnases étaient multipliés et, très souvent, construits avec magnificence. Non seulement on se préoccupait de la commodité et de l’agrément, mais aussi de la beauté. Toutes ces villes de second et de troisième ordre avaient un aspect monumental, que les nôtres ne connaissent plus. Pendant les années qui ont précédé la dernière guerre, les Allemands menaient grand tapage autour d’une de leurs découvertes récentes, qu’ils appelaient pédantesquement « l’urbanisme » ou la science des villes. Pour les Romains, cette science était surtout un art, et ils l’avaient inventé bien longtemps avant qu’on y songeât à Berlin et à Munich.

Quel beau soufflet donné au préjugé des gens qui s’imaginent que la civilisation date d’hier ! En réalité, tout ce que nous considérons comme des acquisitions définitives de l’humanité est perpétuellement compromis, tout est sans cesse remis en question, tout est sans cesse à refaire. Flaubert se plaisait à répéter qu’il y a, de par le monde, une conspiration permanente contre l’intelligence et la beauté. Rien n’est plus vrai. Perpétuellement, les Barbares, — qui ne sont pas seulement les hordes asiatiques dont on nous menace aujourd’hui, mais qui sont nos frères attardés ou égarés, qui campent au milieu de nous et qui parlent notre langage, — perpétuellement les Barbares conspirent contre l’œuvre de la sagesse. La civilisation est une lutte continuelle contre les mauvais instincts du dedans et contre les ennemis du dehors. C’est un bienfait aristocratique qu’il faut savoir mériter à force de vertu… En tout cas, comme elles humilient nos modernes villes françaises, ces vieilles villes romaines, qui auront bientôt deux mille ans ! Les nôtres, c’est tout juste si l’eau et la lumière commencent à y pénétrer. L’hygiène publique y est rudimentaire, et, depuis la Révolution, on n’y a pas construit un seul beau monument. Nous sommes étriqués, mesquins, avares et sordides, — en vérité de pauvres gens à côté des initiateurs de notre civilisation occidentale. Dans son livre sur l’Afrique romaine, Gaston Boissier comparait déjà Thimgad, ville militaire bâtie d’un seul coup sous Trajan, à sa moderne voisine, Batna, également ville militaire improvisée par les bureaux du Génie. Quelle misère et quelle laideur chez nous ! Le parallèle est accablant pour le siècle du Progrès et des Lumières !…