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sont probablement communes à tous nos fronts du moment, en disant qu’on ne peut conserver indéfiniment une position très mauvaise au point de vue tactique ; si l’on ne disposa pas d’une grande supériorité d’artillerie en même temps que d’effectifs permettant de relever souvent les unités engagées. Je n’ai vu ni l’une, ni les autres.

Bien que je sois affecté par les pertes que nous venons de faire, et par la blessure cuisante que notre amour-propre a subie, j’éprouve un véritable soulagement, dans la soirée du 10 novembre, du fait que je suis délesté du souci perpétuel que me donnait la tête de pont. Depuis quelques jours, je me rends bien compte que nous ne pourrons la tenir longtemps, tout en y perdant beaucoup de monde, du moment que notre artillerie ne peut pas museler celle d’en face. Surtout depuis que l’ennemi a franchi et largement dépassé l’Yser plus au nord, notre dispositif est des plus délicats, puisque nos tranchées du Sud, enfilées par l’Est, sont prises à revers du Nord ; celles de l’Est, enfilées du Nord et du Sud ; celles du Nord, enfilées de l’Est et battues à revers du Sud. Il est vrai qu’en pareil cas, on peut construire des parados et des traverses, et c’est bien ce que nous ferons plus tard dans des conditions analogues, mais il faut pour cela du temps et une tranquillité relative que nous n’avons pas eus, et l’artillerie lourde se charge, d’ailleurs, de tout niveler avant l’assaut.

Le dispositif que j’avais adopté prêtait à la critique, et de meilleurs connaisseurs que moi l’ont critiqué, en effet. Pourtant, j’adopterais encore le même dans les mêmes circonstances, parce que je crois qu’on n’en pourrait choisir aucun autre. Si nous n’avions pas tenu la ville depuis trois semaines, nous aurions laissé à l’ennemi le bénéfice de points d’observation qui nous manquaient ailleurs, et d’un masque d’où il aurait pu ne pas perdre le moindre détail de nos mouvements sur la rive gauche de l’Yser. Derrière ce masque, les Allemands auraient encore eu toutes les facilités possibles pour préparer, à notre insu, une attaque brusquée capable d’emporter le passage du fleuve. C’est d’ailleurs la situation à laquelle nous avons à faire face maintenant, mais l’ennemi s’est fortement usé les dents sur la tête de pont, et, du moins pour le moment, il n’a plus la capacité d’aller plus loin. Il faut désormais qu’il digère sa conquête, et cela durera quatre ans.