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carrefour, et de là abattait tranquillement les passants à coups de fusil. Le dimanche rouge (16 novembre), qui fut le dernier avant notre délivrance, de véritables batailles de rues s’engagèrent entre les troupes d’occupation et les volontaires polonais, qui devaient être nos seuls défenseurs, puisque des raisons politiques empêchaient le gouvernement de Varsovie de nous envoyer officiellement du secours. J’avais établi une petite ambulance dans ma maison, sous l’escalier, et j’y soignais indistinctement Polonais et Ruthènes. Ce jour-là, on m’amena plus de vingt blessés. Je me souviens de l’un d’entre eux, un Ruthène, un tout jeune homme, grand et fort, beau comme une fleur. Une balle lui avait traversé le poignet, perforant l’artère, d’où le sang coulait abondamment. Au bout de quelques minutes, il devint blanc et s’affaissa, presque évanoui, sur une chaise. Je le pansai de mon mieux et lui offris de le faire conduire à notre hôpital. Il refusa, sortit sans nous saluer, sans dire : « Dieu vous paye ! » et alla rejoindre les siens.

« Dans les derniers jours surtout, la défense de la ville prit un caractère vraiment héroïque. Lwow a bien montré qu’elle est Polonaise et ne veut pas cesser de l’être. La preuve qu’elle en a donnée en novembre 18 vaut bien, je pense, tous les plébiscites du monde. Des collégiens, des enfants de quinze et même de dix ans, avaient pris des fusils et étaient bravement descendus dans la rue. De la fenêtre où j’étais postée avec une amie, qui m’aidait à l’ambulance, nous en vîmes tomber un. Mon amie descendit pour lui porter secours : il s’était déjà relevé. « Es-tu blessé ? — Moi ? répondit-il en redressant sa petite taille ; je n’ai rien. Regarde, j’ai tué un Ruthène. » L’enfant avait été renversé par le recul de son fusil. Plusieurs de ces petits héros portent aujourd’hui sur leur blouse d’écolier la croix de la valeur militaire.

« C’était un curieux spectacle de voir les gamins polonais, dans la rue, s’approcher de quelques soldats ukrainiens, paysans lourds et sans malice. Nos enfants, qui savent tous le ruthène, chantaient en dansant, comme font les gens de là-bas, de petites chansons qui amusaient les soldats. Tout à coup, d’un croc en jambe, ils les envoyaient rouler à terre et leur enlevaient prestement leurs bottes et leurs fusils. Quand les Ruthènes se relevaient, il n’y avait plus un gamin dans la rue.

« Livrés à eux-mêmes, ces paysans ruthènes ne sont pas de