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roman. Il s’ensuivait que les frères van Eyck avaient travaillé pour des princes de Hollande, qui étaient alors des princes de la maison de Bavière ; que c’étaient ces princes qui avaient commandé le tableau, et que Josse Vyd, à la mort du comte Guillaume IV, n’avait fait que racheter d’occasion le retable inachevé. Il résultait de ce raisonnement que, par le détour du Rhin, de Cologne à Utrecht, c’était quelque chose de germanique qui venait s’insinuer dans la genèse du chef-d’œuvre.

C’est de cette atmosphère d’illusions et de sophismes que le tableau s’évade. A Bruxelles ou à Gand, la question est placée sur son vrai terrain. Désormais, on y voit plus clair. Depuis une vingtaine d’années, grâce surtout aux recherches de l’érudition française, la question van Eyck semble approcher d’une solution. L’exposition célèbre des Primitifs français, en 1904, a ramené l’attention sur une partie trop négligée de notre histoire artistique, et sur l’évolution profonde qui se dessine dans la pensée au XIVe siècle. Cette période assez sombre de la fin du moyen âge vit s’accomplir une révolution considérable dans les esprits. La France des premiers Valois, la cour de Charles V et de ses frères, celle de Louis d’Orléans dans ses châteaux de Pierrefonds, de la Ferté-Milou et de Coucy, la petite cour d’Anjou et l’aimable Borne d’Avignon, forment le milieu où s’opéra la métamorphose morale d’où devait sortir le siècle nouveau.

On me dispensera de répéter longuement des choses maintenant si connues, qui ont été plus d’une fois exposées ici même[1]. On n’apprend plus à personne qu’une partie des nouveautés qui surprennent dans l’Agneau mystique, en particulier les premiers chefs-d’œuvre du paysage, se rencontrent déjà vingt ou trente ans plus tôt dans les miniatures des Heures du Boucicaut ou dans le calendrier des Heures de Chantilly. Un des savants qui ont le plus fait pour débrouiller cette époque, M. le comte Paul Durrieu est parvenu à démontrer que quelques-unes des œuvres qui rappellent le plus le sentiment « eyckien, » comme le beau manuscrit des Heures de Turin, qui a malheureusement péri dans l’incendie de 1904, avaient été exécutées pour le duc de Berry. Il a reconnu aussi que le diptyque de Pétrograd, le Calvaire et le Jugement dernier, acheté en Espagne et attribué depuis longtemps à la jeunesse des van Eyck, avait

  1. Voyez l’Art flamand et la France dans la Revue du 1er mai 1913.