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absorbé par le sérieux de la pose, par la nouveauté de la tentative, par la passion abstraite d’une curiosité inédite, par la poursuite opiniâtre de la structure et des volumes, du dessin et du modelé, et tout ce travail, à mille lieues de toute idée de plaisir ou de sensualité, demeure encore sensible dans la gêne qui raidit ces figures édifiantes, gauches et magistrales. Sans doute, on trouverait dans la sculpture de nos cathédrales quelques statues aussi belles du premier couple humain ; on trouverait, dans certaines pages des Heures de Chantilly, des nudités plus élégantes (d’ailleurs visiblement inspirées de l’antique). Mais le problème était de transcrire ces données dans un nouveau langage plastique, et de le faire dans des dimensions qui ne souffraient pas l’a peu près. Voilà le sens de ces deux majestueuses « études, » les premières et les plus belles de la peinture flamande, et qui servent de prélude à toute la Renaissance du Nord comme celle du quattrocento, exactement à la même heure, s’ouvre à Florence par l’Adam et l’Eve de Masaccio.


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Quelle est l’histoire de cette œuvre unique, si harmonieuse et si profonde, que rien ne précède en apparence, et où subitement l’art de peindre, dès ses débuts, semble avoir dit son dernier mot ? Est-elle un point de départ ou un épanouissement ? S’il est vrai que les frères van Eyck se sont formés tout seuls, qu’ils n’ont pas de maîtres connus, que rien ne les annonce ni ne les fait pressentir, et si leur œuvre se présente en réalité comme une aurore sans aube ni crépuscule, il faudrait les tenir pour les plus prodigieux inventeurs de la peinture et pour un cas, d’ailleurs sans exemple, de génération spontanée. Ce problème ou ce « miracle » des van Eyck est un de ceux qui ont le plus exercé la critique. Il n’y a peut-être aucun chapitre de l’histoire de l’art qui ait suscité plus de recherches et de travaux. On n’attend pas que je résume une bibliothèque. La question se complique encore du fait qu’entre les deux frères, les opinions diffèrent sur le point de savoir lequel fut l’initiateur et le créateur de génie. Depuis cent ans qu’un érudit a déchiffré sur le cadre du retable la fameuse inscription qui le donne pour l’ouvrage commun des deux peintres, il n’est pas d’hypothèse qu’on n’ait faite pour distinguer la part et la main de chacun