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nature vraie, dans le rendu de l’atmosphère et des intérieurs, dans l’expression des moindres objets, dans l’art de l’enveloppe et du clair-obscur, comme dans celui de la perspective, un pas si décisif est fait, qu’il semble qu’après van Eyck il ne reste plus rien à découvrir d’essentiel. La peinture mettra plus de cent ans à explorer ce monde que son étonnant génie a embrassé du premier coup. Les écailles tombent des yeux : le visage de la terre, le charme de la création, jusqu’alors caché sous les hiéroglyphes et les symboles, apparaît. Une province poétique, propre à la Renaissance dans les pays du Nord, est annexée à la peinture. Cependant certaines figures sont peut-être encore plus importantes et significatives. La frise des personnages qui forment le couronnement de l’ouvrage et y règnent comme sur un fronton, est demeurée sans pareille pendant près de deux siècles dans l’art des Pays-Bas. Personne jusqu’à Rubens ne devait retrouver cette éloquence monumentale.

Le couple de nos premiers parents surtout est à cette date une chose inouïe. Fromentin, je ne sais pourquoi, parle de créatures velues et primitives, d’aspect quasi sauvage, aux gestes dramatiques, et empreintes d’une sorte d’antiquité tragique. Je crois qu’il a regardé trop vite, moins en historien qu’en visiteur pressé et en mêlant à ses notes un peu de rhétorique. Ces deux figures, d’une audace que n’a plus supportée le goût timoré du dernier siècle, et que le clergé d’alors trouva décidément trop nues, sont celles qui frappèrent le plus vivement l’imagination des foules ; on ne voyait plus qu’elles : la chapelle du retable s’appelait autrefois la chapelle d’Adam et d’Eve. On peut dire qu’elles sont les ancêtres de la peinture moderne, et le premier manifeste de l’art naturaliste.

On ne s’explique pas pourquoi l’auteur des Maîtres d’autrefois s’est mis à leur propos en frais de romantisme. Aucune œuvre, plus que ce morceau, ne confesse son dessein et n’avoue ingénument les préoccupations du peintre : il s’agissait, pour la première fois en peinture, de construire et de décrire deux corps d’homme et de femme nus. On voit l’artiste, ayant conçu ce projet extraordinaire, choisir ses deux modèles, sans doute quelque ouvrier ou quelque jeune servante enceinte, dont il aura fallu dissiper les scrupules, les placer l’un après l’autre sur un échafaudage, selon le point de vue légèrement plafonnant qu’il voulait leur donner dans le tableau ; on le voit