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des quatre cortèges, accrus encore de la double procession des cavaliers et des piétons se dirigeant en sens inverse vers le même centre, — pénétrerait dans un monde nouveau de combinaisons et de calculs ; il verrait ce qu’ajoutent à la solennité et à la grandeur des choses la clarté des idées, le compartimentage et la puissance du cadre ; il devinerait des secrets de rythme, des lois insoupçonnées de cadence et de nombre.

C’est par-là que cette scène de près de trois cents figuras n’offre pas la moindre trace de confusion ou de flottement, et donne, dans le rendu de l’inexprimable et de l’idéal, l’impression de la solidité et de la certitude. Ces habitudes, ce support que la langue pittoresque empruntait a l’architecture, ces vertus de l’équilibre et de la symétrie sont bien près d’être aujourd’hui lettre close. On ne se doute pas des perspectives que le retable de l’Agneau fait entrevoir dans ce domaine. A cet égard, pour l’éloquence de l’espace, c’est une œuvre de même sens et presque de même portée que la Dispute du Saint-Sacrement. Ce sont justement ces mérites, si rares dans les pays du Nord, qu’il était par malheur impossible de saisir entre les différentes pages lacérées du poème, comme dans un oratorio dont les parties diverses, conservées çà et là dans plusieurs manuscrits, ne pourraient plus se lire ni se faire entendre ensemble. Ainsi le partage du chef-d’œuvre nous avait empêchés d’en sentir la musique.

C’est une œuvre où se marient deux mondes. Comme elle unit le ciel et la terre, la nature et l’éternité, elle est à cheval sur deux âges ; elle tient fortement des deux courants du siècle, où Renaissance et moyen âge se coudoient et se confondent. Comme dans les « mystères » du temps (et M. Louis Berguians a montré en effet que l’Adoration de l’Agneau a servi de modèle à de véritables « tableaux vivants, ») on y voit, en haut du théâtre, le Créateur portant la pourpre et la triple tiare, tenant le globe et le sceptre, faisant le geste de bénir et confondant dans sa personne les attributs souverains de la double puissance des papes et des Césars ; on y voit l’Esprit saint sous la forme d’une colombe, Jésus-Christ sur l’autel, sous la figure de l’Agneau ; on y voit tout le personnel de la Légende dorée, toute l’histoire humaine en deux groupes, l’ancienne Loi et la nouvelle, les siècles de l’attente et ceux de la révélation, d’un côté les prophètes, les patriarches, les sages, les penseurs, un druide rugueux