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montrer à la fois la, face et le revers, et c’est dans cet état, qui désorganise, on le voit, tout le sens de l’ouvrage, que l’Allemagne a rendu sa part du retable de l’Agneau. On a pris à Bruxelles le parti provisoire de montrer simultanément, sur deux parois de la salle, le dehors et le dedans comme deux tableaux séparés. On ne voit pas trop comment on pourra faire de même dans la chapelle de Saint-Bavon, déjà très encombrée par des tombeaux de style baroque. Et quand on le pourrait, ce n’est pas la même chose.

Mais qu’importe ? Le tableau est là, le voici devant nos yeux presque dans son intégrité première, tel que, depuis cent ans passés, il n’a été donné à aucun homme de l’admirer ; voilà l’œuvre immortelle dans sa splendeur totale, dans toute sa jeunesse et son rayonnement, et pour ceux-là mêmes qui en avaient fait l’objet de leur étude familière, l’impression première est encore de surprise et d’émerveillement. A la voir ainsi, en beau jour, dans cette grande salle du musée de Bruxelles, à l’échelle des autres ouvrages qui en dérivent et qui l’entourent, au milieu de sa famille et de sa descendance, elle parait encore grandie, d’une beauté plus imposante et plus majestueuse, et faisant autour d’elle le vide et le silence. Même réduite comme elle est, sans doute, depuis longtemps, à son expression la plus simple, privée de son encadrement, de son luxe flamboyant de dais et de pinacles, de flèches et de lancettes qui autrefois la couronnait d’un panache architectural, dépouillée de tout ce décor de dorures et de statuettes qui devait l’exalter et la rehausser encore, ramenée à l’éloquence toute nue de la peinture, elle domine pourtant tout ce qui l’environne de tout l’empire de sa masse et de son autorité. Vue de près, dans la petite chapelle d’un bas-côté de cathédrale, elle paraissait un détail dans un ouvrage de détail. Ici, elle change d’aspect et reprend tout son poids et toute son importance. Elle est le centre d’un système solaire, l’aïeule d’une famille de planètes secondaires qui sont les œuvres de van der Weyden, de Bouts, de van der Goes, de Petrus Christus, de Memling, de Gérard David et de Quentin Metsys, représentées ici par une foule de tableaux de choix qui faisaient hier encore la gloire de ce musée ; mais aucune ne l’égale, et elle semble les contenir toutes et les déborder à l’avance. C’est une de ces œuvres rares qui, placées sur le seuil d’un siècle, le