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existence agitée. Il faut lire dans l’aimable récit de M. le chanoine van den Gheyn[1] par quelles ruses le tableau fut soustrait aux convoitises allemandes, comment il échappa, caché dans la ville même, dans deux cachettes différentes, et comment même, en plein jour, à la barbe de l’ennemi, dans une charrette de ferraille, il traversa Gand pour gagner une retraite plus sûre. C’est une des meilleures mystifications que la malice belge se permit à l’égard du pouvoir occupant. Déjà un certain docteur Schaeffer, dans la revue Die Kunst, en octobre 1914, jetait des regards de mai Ire sur le fameux tableau et l’annexait de droit au musée de Berlin, comme le premier chef-d’œuvre du génie germanique…

Mais la justice des armes dissipa ces beaux rêves. C’était à la Belgique de faire ses conditions. Elle avait des violences à châtier, des rapines à punir et du sang à venger. Cependant avec un tact exquis, pour prix de ses usines détruites, de ses villes brûlées, de ses quatre ans d’humiliation et de captivité, elle se contenta, — outre l’honneur de sa conduite immortelle, — d’une réparation idéale : elle ne demandait ni surcroît de puissance ni accroissement de territoire, mais seulement que lui fussent rendues quelques vieilles peintures, imprudemment aliénées, pour lui permettre de compléter les titres de son génie et de sa gloire artistiques. Par un article spécial du traité de Versailles, elle réclamait aux musées de Berlin et de Munich des fragments de retables peints voilà cinq cents ans par les frères van Eyck et par Thierry Bouts pour Saint-Bavon de Gand et Saint-Pierre de Louvain : tandis qu’elle-même, allant au-devant des souhaits de l’Italie, remettait à la ville de Venise un plafond du Palais des Doges, peint par Paul Véronèse, et donné à Bruxelles par l’empereur Napoléon.

Ce dut être un jour de grande joie dans la vieille ville de sainte Gudule, lorsque les envoyés du Reich, aux premiers jours de cet été, accomplirent le geste expiatoire exigé par le traité. Par une pensée délicate, qui honore l’actif et savant directeur des Musées royaux, M. Fierens-Gevaert, auteur de tant de beaux travaux sur l’école flamande, il avait été décidé que les œuvres rendues par l’Allemagne, avant de retourner dans leurs églises natales, seraient pour quelques semaines exposées à Bruxelles. On avait même déterminé les fabriques de ces églises

  1. L’Adoration de l’Agneau pendant l’occupation allemand ; par le chanoine van der Gheyn. Gand, 1919.