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par l’évêque, Mgr de Beaumont, n’avaient pas quitté Gand en 1794 ; mais ils ne furent pas remontés quand, le 10 mai 1816, le reste du tableau fit retour à la cathédrale. On savait déjà que le chapitre ne tenait guère à ces vieilleries et qu’il avait même une ou deux fois cherché à s’en débarrasser, lorsqu’au mois de décembre, en l’absence de l’évêque, le vicaire général Le Surre crut faire une excellente affaire en les donnant pour 3 000 florins à l’antiquaire Nieuwenhuis, qui les revendit aussitôt 100 000 francs à l’amateur anglais Solly, dont la collection fut achetée en bloc pour 500 000 thalers, en 1821, par le gouvernement prussien. Seules, deux figures de ces volets, figures célèbres, mais jugées un peu compromettantes, représentant Adam et Eve, et qu’on n’exposait plus, de crainte de scandale, étaient demeurées encore la propriété de la fabrique, qui les céda enfin pour 50 000 francs, en 1861, au musée de Bruxelles.

Ainsi le vénérable chef-d’œuvre dépecé, dispersé, le corps à Gand, les membres à Bruxelles, à Berlin, paraissait condamné à ne recouvrer jamais l’unité et la vie. Personne d’assez puissant pour recomposer la merveille. Plus elle devenait célèbre, plus il apparaissait qu’il n’était au pouvoir d’aucun homme d’en recoudre les fragments épars et d’en restaurer l’harmonie. Barbarie de ces musées où l’on catalogue la beauté, où l’on se croit quitte envers elle quand on l’a disséquée ! Vanité de la science qui ne sait que détruire l’objet de son analyse ! Que de fois, à Berlin, au musée impérial, devant les van Eyck exilés sur les bords de la Sprée, je pleurai l’irréparable injure infligée au chef-d’œuvre et me répétai le vœu de la Prière sur l’Acropole : « Quel beau jour, ô Athènè, que celui où toutes les villes qui ont pris des débris de ton temple répareront leurs larcins, formeront des théories sacrées pour rapporter ceux qu’elles possèdent et rebâtiront tes murs aux sons de la flûte, pour effacer le crime de l’infâme Lysandre ! Puis ils iront à Sparte maudire le sol où fut cette maîtresse d’erreurs sombres, et l’insulter parce qu’elle n’est plus. »

Pour qu’un tel souhait devînt possible, il ne fallait rien moins qu’un bouleversement du monde, et quel insensé eût osé en concevoir le désir ? L’Allemagne ne craignit pas de déchaîner la catastrophe, elle viola le pays dont elle avait solennellement garanti les frontières. Les aventures du retable de l’Agneau pendant l’occupation allemande forment le dernier chapitre de son