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douzaine de pantins, chiffonnés de soie et de velours, et inexpressifs au bout de leur fil de fer.

Sans petites filles proches autour de moi, j’étais livrée à mes propres ressources, d’autant que ma famille ne se mêlait pas à mes jeux ; donc, je composais et je jouais mes pièces seule.

Le décor salon ne m’inspirait guère. Y faire figurer mes parents ? Certes, je les chérissais tendrement ; mais nous avions sur les choses des vues terriblement divergentes qui amenaient de vifs et perpétuels démêlés ; j’étais déjà, d’une façon générale, accusée d’impertinence ; j’estimais qu’il serait de mauvais goût de transposer sur la scène nos différends journaliers !

Mais avec le décor marine, le champ était indéfini, d’autant qu’il comportait une barque. Une barque, cet objet mouvant, qu’on peut gréer à sa fantaisie ! quelques brindilles de bois, un chiffon, des ficelles, un coup de peinture par-ci par-là, et chaque jour ma barque prenait une physionomie différente et partait sur des flots nouveaux vers les aventures les plus variées. Et c’était des aventures vraies, car je ne faisais rien sans le secours de mes trois livres : l’Histoire sainte, l’Iliade et l’Histoire grecque. D’abord, ce fut une galère, transportant les rois grecs vers Ilion ; elle dut faire le voyage plusieurs fois aller et retour, et elle ne resta pas chaque fois dix ans en route ! Quels naufrages les pauvres gens ne côtoyèrent-ils pas, et de quels embruns l’escalier ne fut-il pas inondé ! Oh ! je ne marchandais pas les tempêtes ! Je faisais le tonnerre contre le sonore tuyau du poêle, et les éclairs avec des allumettes subrepticement données par la cuisinière. (« Mademoiselle me fera gronder, car Madame verra bien que les allumettes filent vite. ») En somme, il y eut peu de dégâts ; je sauvai la vie à tous mes Grecs, et je les débarquai sains et saufs sur la côte d’Asie-Mineure ; là, qu’ils se débrouillent !

Je réparai ma barque, qui avait quelques avaries, j’en fis un bateau de commerce et je l’offris, avec mes services, aux Tyriens. Ces gens avisés, qui avaient le sens des affaires, m’envoyèrent à Carthage, avec un chargement précieux, où je crois que le marbre et l’or entraient pour beaucoup ! Je ne saurais dire où je les avais pris. J’avais confectionné une seconde barque, plus modeste, que je fis monter par des pirates ; il y eut une rencontre terrible en Méditerranée, plusieurs même, et une bataille où bien des marionnettes périrent ; finalement, je me perdis, corps et biens, et ma galère sombra avec son