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méfier de la vie. Les impressions parmi lesquelles grandit Mérimée devaient accentuer cette naturelle tendance au pessimisme. Reportons-nous à la date de sa naissance, en 1803. Dix ans auparavant, la Terreur ensanglantait la France. Quelles conversations un enfant intelligent et imaginatif entendait-il tenir autour de lui, dans un temps où cette épouvantable aventure était si récente ? Ses parents en avaient connu des victimes. Ils en parlaient avec leurs amis. Les tragédies des existences privées qui se confondent pour nous dans l’immense tragédie collective restaient individuelles et d’autant plus atroces pour les témoins. Elles se faisaient toutes proches, toutes présentes pour l’adolescent, auditeur de ces sinistres causeries. La guerre en outre était partout. Mérimée avait treize ans, lorsqu’elle finit par le désastre et l’invasion. Les mémoires d’un Marbot, d’un Thiébaut, d’un Fezensac nous donnent l’idée des propos que pouvaient tenir, entre deux campagnes, les soldats de la grande armée. Ils racontaient la Prusse et ses durs combats, l’Espagne et ses guets-apens, la Russie et la funèbre retraite. C’était une chronique d’héroïsme et de mort, plus exaltante mais non moins sanglante que celle de la Révolution. Dans la Partie de Trictrac, dans le début de Colomba, surtout dans l’Enlèvement de la Redoute, nous avons la preuve que le petit garçon à qui elle était contée, en recevait une empreinte profonde et durable, et nous voyons la physionomie morale de Mérimée se marquer de deux traits nouveaux : l’admiration de l’énergie et un sens aigu de la férocité latente dans la bête humaine. Il faut en ajouter aussitôt un quatrième : l’athéisme radical, tel que le professaient et l’enseignaient les survivants de l’Encyclopédie et du vrai XVIIIe siècle.

Insistons-y, car c’est une singularité qui situe Mérimée à part, comme Stendhal, dans la phalange romantique à laquelle ils se mêlent par ailleurs. Le Génie du Christianisme domine tout ce mouvement improprement appelé de 1830. C’est aux environs de 1820, époque des Méditations, d’Eloa, des premières Odes et Ballades qu’il conviendrait de le rattacher. La religiosité, sinon la religion, domine et pénètre cette poésie, en réaction non seulement contre l’esthétique, mais contre toute la pensée de l’âge précédent. Mérimée, lui, est imprégné de cette pensée, que l’on pourrait définir dans son résidu essentiel : un matérialisme idéologique. Les tenants de cette doctrine qui