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qu’aussi les âmes ne pouvaient pas changer du tout au tout. Si l’on persuadait imprudemment les romanciers de n’observer que les nouveautés psychologiques ou morales apportées par la guerre, on diminuerait le champ de leur observation. Ne le diminuerait-on pas de la partie principale ? En outre, il est bien légitime que la littérature ait le souci de l’époque ; mais on ne doit pas non plus, et à mon avis, la charger de tous les devoirs qui incombent au moraliste, au législateur, au prédicateur. Elle a, dans la République, son rôle, qui est de nous procurer l’un de nos divertissements les plus honnêtes, au moins l’un des plus anodins, à coup sûr l’un des plus charmants. Bref, je ne crois pas qu’on ait à souhaiter que la littérature, au lendemain de la guerre, soit toute consacrée à la guerre.

Cependant, nous sommes touchés de sentir, dans l’œuvre d’un bon écrivain, l’émoi durable de la guerre. Un beau roman qui, ces temps-ci, porte la marque de la guerre, et qui est de son temps, est du temps le plus pathétique. Et, même si la littérature n’a peut-être pas tous les devoirs d’activité politique et sociale que certains critiques et moralistes voudraient lui infliger, la littérature a servi pendant la guerre ; elle essaye de servir encore : il lui en vient une beauté qu’on aurait tort de méconnaître.

Le nouveau roman de M. Henry Bordeaux, la Résurrection de la chair, est encore tout frémissant de la guerre. Je ne dis pas seulement que le sujet qu’il traite soit une suite de la guerre et de ses hasards ; mais l’écrivain qui l’a composé frissonne des souvenirs que le champ de bataille lui a laissés. L’on s’en aperçoit de la première à la dernière page et, par exemple, à de menus détails tels que celui-ci. Nous sommes au pied du massif de la Grande-Chartreuse, aux derniers jours du mois d’août, pendant la moisson : « Les campagnes du Grésivaudan, étagées sur les deux rives de l’Isère, bleues et or sous le beau soleil, retentissaient d’un bourdonnement continu, pareil au bruit d’une multitude d’avions dans les airs. » Il me semble qu’on ne lit point cela sans que vous vienne le même sourire amical et content qu’à lire, dans le Sahel ou dans le Sahara de Fromentin, la description d’un paysage dont ce grand peintre a nommé les couleurs, les indigos, les vermillons ou les cobalts. C’est l’homme qui se révèle et qui révèle son métier, son habitude : M. Henry Bordeaux, son habitude récente et le métier de soldat qu’il a fait pendant cinq ans.

Son roman, le voici. André Bermance est fils d’un ingénieur du Dauphiné. Il a perdu son père de très bonne heure. Sa mère l’a