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cérémonie, le roi invité à quitter son palais dans une auto à drapeau rouge et refusant avec une dignité comique cette offre « sans précédent dans l’histoire des rois de Saxe, » le dévouement d’un serviteur, les diamants de la couronne sauvés dans une brouette par un courtisan fidèle. Et c’est le tourbillon de ces pauvres Altesses inaccoutumées à la vie, jetées à la rue sans toit, sans argent, sans habits, sans « cartes » et sans état-civil, la pauvre vieille princesse boiteuse Johann Georg courant à travers champs, n’emportant dans un petit sac qu’une brosse à dents et un mouchoir. C’est un thé de fortune, un pique-nique d’exilés, dans la chambre des Blücher, où l’un apporte un quart de beurre, l’autre des gâteaux secs, comme dans un noël de pauvres. Et tout cela est si romanesque, qu’on a l’impression de vivre subitement « dans un conte à la Walter Scott, où des Altesses en fuite, des partisans dévoués, de belles dames en détresse, des cachettes à trésors et les sanglantes horreurs de la Révolution forment un drame agité sur l’horizon farouche des monts de la Silésie, avec le noir secret de leurs bois pleins de rendez-vous de chasse, servant de gite précaire à plus d’un prince traqué… »

Il y a surtout une vision qui attire, passant et repassant dans le fond de la scène : celle de l’Empereur, du souverain déchu, trompeur et trompé, envié et haï comme un maître du monde, auteur responsable de toutes les catastrophes, — en réalité si impuissant, incapable en bien et en mal, avec toutes ses velléités de conduire la civilisation.

Je ne prétends pas trancher cette énigme, dont la princesse elle-même ne donne pas le mot. Triste fantôme, en vérité, que ce personnage inutile, ne jouant aucun rôle dans la guerre, qui parait encombrant partout, et qu’on expédie comme une malle de Varsovie à Verdun et de Flandre en Russie, pour s’en débarrasser. Il ne sait jamais rien des intentions de ses généraux. Au G. Q. G. on le met à la porte chaque fois qu’il s’agit de quelque chose de sérieux. Falkenhayn le chambre et l’empêche de parler à qui que ce soit hors de sa présence. Ludendorff lui truque ses rapports. Ses courtisans s’arrangent pour escamoter les journaux. Tous les moyens sont bons pour lui cacher la vérité. Solitude des grands ! Dans ce désert de la cour, il est réduit à prendre pour confident, qui ? un valet de comédie, un vil dentiste américain. Il a des