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qui réclame là-bas « la part du travailleur, » cependant qu’un système du brimades et de privation de cartes vous fait expier longtemps les quelques bons morceaux qu’on a pu attraper. » Et cette ressource elle-même s’épuise, si bien qu’un jour le jeune prince se voit réduit à prendre le parti héroïque de sacrifier les kangourous….

Au milieu de cette misère croissante, le peuple témoigne longtemps de la même résignation et de la même passivité. Quelquefois la princesse éclate : « Si on leur disait de manger du foin, ils le feraient ! » Malgré tout, bien lentement, la lassitude gagne. Le découragement, la dépression augmentent. Il faut suivre dans le journal de l’auteur les étapes de ce long chemin du désenchantement. C’est peut-être la partie supérieure de son livre : on assiste aux progrès de la révolution. Ce sont d’abord de simples bagarres, des cortèges d’affamés qui demandent du pain. La paix devient une idée fixe. A la fin de 1916, la démoralisation est déjà générale. L’armée murmure ; on surprend des propos menaçants contre les officiers. L’inquiétude, d’abord encore sourde et à peine perceptible, prend des proportions alarmantes. Les gens parlent à voix basse de l’abdication de l’Empereur. On entend des permissionnaires dire dans les tramways : « Patience ! Bientôt, ce sera notre tour. » La brusque chute du tsar, suivie de celle du roi de Grèce, est le prodrome des écroulements de trônes. Entre la face obscure de la nouvelle Russie et la menace de l’Amérique follement provoquée, l’Allemagne sent déferler le flot universel de la démocratie. Au milieu de ce désarroi, de ces craquements de débâcle de l’année 19I7, Berlin, au bord du gouffre, est pris d’une folie de plaisir : la vague de vertige et d’oubli, la fièvre de dissipation qui prélude aux grandes catastrophes, fait tanguer l’Allemagne a ses flonflons de danse macabre. Le vieux prince Ernst Gunther dit en petit comité : « L’Allemagne s’en va au diable ! » L’empereur Charles essaie de la paix séparée ; chacun fuit le bateau en détresse, le grand vaisseau de la Germania qui sombre. On se chuchote le mot du roi de Bulgarie, qui fait sa cure à Mannheim : « L’année prochaine, mon cher, je reviendrai ici en simple bourgeois ; j’ai trop vécu. » Ou celui du kronprinz : « Moi, à mon âge, je m’en tirerai toujours ; mais le vieux ? » Depuis la paix de Brest, le drapeau rouge flotte aux Tilleuls sur l’ambassade de Russie.