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comme la princesse Bragance, la princesse Isenburg, la comtesse Gœtzen, la duchesse de Croy, la baronne Barchfeld, épouse morganatique du prince Max de Hesse ; la princesse Biron, qui était une Française, et plusieurs autres dames d’origine russe ou polonaise. Ce petit cercle, tenant à toutes les aristocraties, ayant des relations dans les hautes sphères de l’Etat, n’était guère occupé que de surprendre et d’interpréter les nouvelles. C’était ce qui s’appelle un milieu de gens bien informés : en d’autres termes, un véritable foyer de défaitisme. On y apprit de très bonne heure la bataille de la Marne.

Dès lors, les clairvoyants virent la partie perdue. Bismarck eût arrêté les frais et trouvé la manière de contenter tout le monde. De même en mars 1918, dès les premières heures de l’offensive de Ludendorff, les initiés comprirent que c’était une affaire manquée. Dans ce milieu plein de résonances et relié à tous les mondes par d’invisibles fils, aucune information ne demeure longtemps secrète. Des militaires vont et viennent, apparaissent entre deux batailles : ou bien, en temps de crise, les attachés américains servent de baromètre. Dès le printemps de 1918, la princesse est au fait des négociations viennoises et du voyage des princes de Parme. Elle note même, dès l’automne de 1914, que Krupp construit un canon monstre pouvant tirer de Calais à Douvres. Ce sont les fameuses Berthas qui tirèrent sur Paris.

Sans doute, il ne faudrait pas prendre ce petit lot de désabusés pour un miroir fidèle de l’opinion allemande. La princesse Blücher nous montre pourtant dans cette opinion de curieuses divergences, elle trahit plus d’un secret que l’Entente aurait, sur le moment, acheté au poids de l’or. Elle voyait ce qui se passait derrière la coulisse. Il y eut dans le « front moral » de l’Allemagne des divisions assez graves, dont nous n’avons peut-être pas su nous servir à temps. Les lézardes dans la façade apparurent beaucoup plus tôt qu’on n’en a eu le soupçon, et que la plupart des Allemands n’en eurent conscience eux-mêmes. On assiste à la lutte entre les militaires et les diplomates, entre les Affaires étrangères et l’Etat-major général, entre les modérés, les conciliants et les énergumènes qui ne voient de salut que par la violence et la terreur. On assiste aux tiraillements et aux péripéties de la discussion sur la guerre sous-marine, aux altercations de Ludendorff et de Kühlmann avant la suprême offensive. Et toujours ce sont les insensés qui l’emportent,