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l’incommensurable ennui qui m’attendait entre les planches de haricots et les pommiers étiques du potager.

Avallon était alors exactement ce qu’il est à présent : un promontoire qui s’avance à pic entre trois vallées ; en face de lui le Morvan fronce le sourcil sévère de ses bois sombres ; Avallon lui renvoie le sourire de ses* clochers, de ses vieilles maisons avenantes, de ses jardins en terrasses ; du côté du midi, au-dessus du Cousin, ils descendent en gradins, réunis par des escaliers branlants et charmants ; des parterres de fleurs succèdent à des vignes ou à des vergers féconds, suivant les propriétaires, et la fantaisie de chacun donne le charme le plus varié au flanc de la montagne. Je sortais alors toute fraîche de l’histoire ancienne ; je vis là une reproduction exacte des jardins suspendus de Babylone, et je ne doutai pas de me trouver devant une des sept merveilles du monde. « Tu vois, tu vois, expliquai-je à maman avec cette animation exaltée qui m’avait fait priver du théâtre et des musées, comme à Babylone, voici les terrasses successives, et les escaliers qui conduisent les rois de l’une à l’autre ; les fruits ne sont pas encore dorés parce que ce n’est pas la saison ; mais ils le seront ; je suis sûre qu’il y a des ruisseaux d’eau vive qui coulent sur de l’émail le long de ces jardins ; je voudrais aller voir… » Maman, selon sa coutume lorsque mon imagination s’emballait, m’entraîna plus loin et me dit qu’il ne fallait pas songer à pénétrer dans les propriétés privées. — Bien plus tard, j’ai revu Avallon et ses jardins suspendus ; mais je n’y ai pas retrouvé les vestiges de la riche Babylone.

Avec l’âge l’imagination se déplace, et si elle reste la même, elle embellit d’autres choses et cristallise d’autres objets.

La ville ne se rattache que par un tout petit côté à la terre ferme ; c’est par-là que lui arrivent le mouvement et la vie ; ils débarquent avec fracas, comme toujours ; mais ils se calment déjà en passant sous la tour de l’horloge ; ils s’assoupissent devant les portails romans de Saint-Lazare, et ils sont tout à fait endormis en atteignant les demeures claires et repliées sur elles-mêmes qui regardent le Morvan de leur gracieux balcon. En suivant cette voie ensommeillée, si on risque un coup d’œil à droite ou à gauche, on aperçoit les ruelles qui s’écroulent dans du bleu, le bleu des forêts d’en face. C’est au cœur du quartier le plus endormi de la petite cité désuète que siège le collège ; c’est là que, trois fois par semaine, maman m’emmenait faire