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les pigeons a grands battements d’aile ; elle gagnait les dernières ogives quand maman partit ; de sorte que je ne sus jamais comment finit cette lutte de l’ombre et de la lumière.

J’aimais beaucoup trotter à la main de maman rue de l’Université, parce que je savais que nous allions à la Revue des Deux Mondes ; il n’est pas question ici des liens d’affection qui m’y attachèrent plus tard, mais de petites impressions de sept à dix ans. D’abord, j’y faisais un goûter délicieux ; puis je cherchais à m’imaginer « comment c’était le soir » quand maman y venait avec bon papa ; et je savais bien que c’était la seule maison dont elle revint absolument charmée. Ensuite, je comptais les vases et les pots de fleurs ; ça, c’était indéfini ; il y en avait partout ; quand j’avais terminé, je croyais m’être trompée, et je recommençais par un autre bout ; jamais je ne trouvais le même nombre. J’avais sept ans, lorsque Mme Buloz donna une matinée d’enfants costumée. — Comme petite fille de bon papa, un costume d’Italienne s’imposa pour moi. Bonne maman rassembla ses souvenirs d’Italie et se mit à l’ouvrage avec ce qui lui restait d’yeux ; elle me fit un jupon de laine rouge rehaussé de trois velours noirs, deux quilles vertes égayées de ruban jaune, un corselet de velours noir sur une guimpe blanche ; elle broda des fleurs vives sur un tablier de satin noir, et posa sur mes boucles la coiffe blanche, rectangulaire, bordée de dentelle, et retenue par des épingles rapportées de Florence.

Tous les enfants étaient à peu près du même âge ; pourtant maman me confia, pour le goûter, à une grande dont je ne sais plus le nom ; elle m’impressionna vivement, et pour lui marquer mon respect, je lui dis : — Oh ! mais toi, tu es déjà vieille, tu es une jeune fille à marier ! — Mais non, j’ai dix ans, me répondit-elle.

— Dix ans ! C’est impossible que tu n’aies que trois ans de plus que moi ; non, non, tu te trompes ; tu es une grande personne.

Et je ne voulus jamais en démordre, tant il est vrai que les enfants sentent mal les nuances des années.

J’ai oublié les détails de cette matinée qui me ravit, ainsi que ceux de bien d’autres réunions où j’ai apporté mon simple et classique costume d’Italienne rallongé avec les années ; mais je vois toujours bonne maman, taillant d’un ciseau hardi et sûr, m’essayant, me tournant et me retournant, et puis me poussant fièrement, toute habillée, devant bon papa :