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qu’en tête à tête. Un entourage nombreux gêne le procédé habituel de son travail, de sa pensée. Les improvisations brillantes, les développements abondants, les plaisanteries faciles le déconcertent. Un auditoire l’intimide ; plusieurs contradicteurs le réduisent au silence. Ce n’est pas sa manière, et il a l’impression de perdre son temps.

Ce qu’il préfère, c’est travailler en confidence avec les hommes sur lesquels il a jeté son choix. Alors il s’abandonne, et on découvre, sous une simplicité affable, ses dons naturels et, avant tout, une sûreté de jugement parfaite et une finesse très éveillée. Il parle peu, détestant se payer de mots, et embarrassé lui-même par les longues phrases ; mais s’il veut témoigner sa satisfaction ou sa sympathie, les mots les plus charmants viennent sur ses lèvres ; car il est sensible et bon. Dans cet homme solide et fort, qui ne prend véritablement sa physionomie naturelle que quand il est en face du devoir et de la responsabilité, tout respire la stabilité morale et la robuste sérénité de l’âme. Il n’est pas étonnant que de telles qualités lui aient attiré non seulement l’estime, mais l’affection de tous ceux qui l’ont connu. On lui a toujours obéi sans réticence, non seulement parce qu’il sait exprimer fortement sa volonté, mais surtout parce qu’il donne l’impression qu’elle est bien sa volonté, et que ses décisions ne lui sont soufflées par personne.

Quand l’intérêt général est en jeu, ses subordonnés et ses amis les plus immédiats lui ont toujours vu prendre, sans s’inquiéter des intérêts particuliers, les résolutions les plus fermes ; et jamais par la suite il n’a récriminé contre leurs conséquences, quelles qu’elles aient pu être.

Cette grande force de caractère que tempèrent une bonté et une simplicité évidentes, a fait que toujours grands et petits l’ont abordé avec respect, mais sans embarras. Populations soldats, enfants aiment en lui l’homme en qui apparaissent de prime abord le sérieux, la bonne foi et l’autorité du commandement.

La part de travail propre du maréchal Joffre consiste à réfléchir et à décider. Il écrit peu ; mais il sait écouter. Il écoute lire inlassablement, avec une attention déconcertante. Si un travail lui est présenté, il le demande écrit, ou il se le fait lire ou il le lit lui-même ; après quoi, il le rumine, le digère.