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personnes, je leur donnais des noms, j’interprétais leurs mouvements comme les nuances d’un visage. Les volets peints de blanc bleuté étaient-ils grands ouverts ? C’était signe de franchise, de bonne humeur, d’accueil hospitalier. Etaient-ils demi-clos ? c’était du mystère et un peu d’ironie. Un seul volet battait-il au vent ? quelle marque de désordre ! Ou bien les deux étaient-ils hermétiquement fermés ? C’était quelqu’un qui se cachait, voulant absolument éviter la curiosité de l’extérieur. Quand j’avais épuisé tout ce que la vieille maison avait à me dire, je donnais un coup de baguette à mon cerceau, mes boucles sautaient sur mon dos, et je courais en interroger une autre, charmée de l’aspect différent que prenaient chaque jour les aimables logis.

Brusquement, ils s’arrêtaient, et c’était le chemin de fer. La grille se dresse toujours sur le trottoir d’asphalte, cette grille derrière laquelle j’ai passé des moments merveilleux au-dessus de l’abîme noir où roulaient les trains. Bon papa savait bien qu’une halte indispensable s’imposât là ; et il se promenait de long en large en lisant, le cher homme !

Oh ! ces trains de ceinture ! Comme je les ai embellis ! comme je les ai remplis de gens charmants et élégants, généralement puisés dans les livres de Mme de Ségur ! Comme je les ai lancés dans des directions, magnifiques, tirées de l’histoire sainte ou de l’histoire grecque ! Pauvres trains de fortifications et de banlieue, vous n’avez jamais su les pays enchantés d’où je vous faisais venir et vers lesquels je vous renvoyais généreusement !

Dans le tournant de la Muette, encadré de verdure, la locomotive apparaissait d’abord, avec son panache de fumée blanche. Cette fumée grandissait, grandissait ; on ne voyait plus qu’elle ; elle se développait en énormes cumulus ; ses rouleaux d’ouate se déroulaient, cachaient les maisons, puis le ciel ; et enfin, à l’instant terrible de fracas où la locomotive s’engouffrait sous le tunnel, la fumée engloutissait la grille, et aussi ma petite personne ; je ne voyais-plus rien, je ne me voyais plus, j’étais transportée, enivrée, soulevée, j’avais le vertige et je m’attendais chaque fois à me retrouver en plein ciel, installée entre des petits nuages pommelés…

Mais je me retrouvais cramponnée aux barreaux, à mesure que les dernières volutes de fumée se dissipaient, que le paysage réapparaissait et que le fourgon des bagages passait, bon dernier,