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faire une commission, je lançais un regard d’amour et de regret sur la fameuse toilette. De temps en temps, j’en parlais timidement et j’obtenais toujours la même réponse : « C’est inutile, c’est un jouet de petite fille riche. » De ce jour, je conçus le regret d’être une petite fille pauvre et je n’y avais pas encore pensé.

Le plus amer arriva en un temps impossible à déterminer ; peut-être trois ou quatre ans plus tard.

Mes mamans jugèrent qu’elles avaient un cadeau à faire à une enfant, laquelle se trouva justement être riche ; il fallait un jouet peu banal, qui sortit de l’ordinaire. On chercha.

La coiffeuse ! quelle trouvaille ! Oui, on alla chercher ma coiffeuse au petit grenier, on la défit devant moi, on l’épousseta (oh ! L’amertume de cette poussière et de ce renoncement ! ), on la réemballa, et on l’expédia à la petite fille riche. J’ai oublié son nom, heureusement, car je l’ai haïe. Et je sens maintenant que je l’ai haïe de cette haine qu’une moitié de la société a pour l’autre. Je jugeais que mes parents n’avaient pas eu le respect de ma propriété ; eux estimaient qu’ils étaient dans leur droit de parents ; quel malentendu ! Loin d’apprendre le détachement, ma petite âme était en pleine révolte.

Un peu plus tard, ce fut bien pis ; je jugeai ma famille inconséquente.

Voici comment.

Bonne maman était d’une adresse merveilleuse ; tout, sous ses doigts, prenait un aspect féerique. Elle avait le talent inouï, avec une feuille de papier et des ciseaux, de faire des découpures de l’imagination la plus poétique ; vases de fleurs, balustrades, grands arbres, paysages fantômes, naissaient à mesure que tournaient les ciseaux ; c’était la grande ressource pour me décider à avaler la manne qui était la purgation familiale ; penchée dans mon petit lit, le menton dans la main, je suivais le mouvement gracieux des doigts fins de bonne maman, attendant avec un intérêt haletant la suite de ses inventions.

Or, j’avais une poupée, une certaine Jeanne, qui était laide. Bonne maman s’avisa qu’elle n’était vêtue que de haillons, et décida séance tenante de lui faire un trousseau ; elle avait dans son placard une boîte de délicieux chiffons où elle ne me permettait pas de puiser ; elle s’attela avec la femme de chambre pendant deux jours au trousseau de Jeanne ; et je vis sortir du néant