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l’effet de ces extrêmes lignes brisées avec les plis rigides du drap et du velours, et qui s’y perdaient, revenaient. C’était, dans ce noir, une arabesque admirable et mystérieuse de deux zigzags d’or. Il faut venir ici pour comprendre ce que peut être et signifier la grandeur d’un style.

Mais quelle humilité des choses d’alentour, de cette terre, de ces petites bâches paysannes, où vieux et jeunes se pressent autour des cierges, des médailles, des poêles à crêpes, du cidre, du fidelic, des berlingots, des minuscules poires à cochons ! Et quelle lourdeur septentrionale et paysanne de cette race ! Jamais la créature humaine ne m’est apparue à ce degré d’archaïque simplicité.

Il y a les hommes, dont on dessinerait le costume avec quelques rectangles et triangles (scapulaire noir sur les jaunes broderies romanes d’un long justaucorps). Les jeunes ont des mines de force terrible sous des fronts bas, sous des toisons serrées, frisantes, comme on en voit aux têtes des bouvillons. Les vieux, à barbes à colliers, pattes de lapin, ou bien strictement glabres, semblent sculptés à coups de serpe dans une bille de chêne dur, les plus desséchés dans du silex. Il y a des matrones qui ne sont que des tonnes enrubannées. Faces mafflues sous des triangles de coiffes bien plus courts que ceux des jeunesses, comme pour mieux en accentuer la largeur et l’oblicité ; tailles de cétacés, dont leurs manches raides et noires figurent les ailerons ; vastes poitrines femelles sur des culasses qu’élargit encore le cerceau des robes, des multiples cloches aux bords dorés qui ballent ensemble à chaque pas pesant, chacune plus longue et plus étroite que celle qui la recouvre, ce qui donne une base un peu conique, un peu sphérique, un air de bouée marine à l’étonnant magot. Et, régnant sur les masses de cette foule par leur nombre, par l’orgueil et le frais éclat de leur parure, les jeunes filles, si placides, sortes de colossaux bébés en qui la pensée n’a pas remué encore, — mais les bébés ont des grâces, des finesses. Quelques-unes ne semblent rien que matière carnée ; leurs magnifiques joues, qui commencent à l’œil et descendent plus bas que la bouche, montrant les rouges marbrures de la viande fraîche. Des regards d’innocence énorme, chargés d’animalité dormante ou triomphante. Isolée, chacune suffirait à nous étonner, mais pour peu qu’elles se groupent, en leurs volumes, en leurs splendeurs, on dirait qu’elles se