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Partout où les « communaux » sont fertiles, la vente en est demandée ; et grouper en syndicat une demi-douzaine de vrais paysans pour l’achat d’un tracteur est une entreprise délicate. Ils se méfient de l’association. La famille nombreuse, à type communautaire, que leurs ancêtres ont connue, ne leur dit rien qui vaille ; ce fut une des raisons pour lesquelles ils laissèrent tomber leur natalité. Dès que dans une famille il y a trois enfants, les deux cadets à quinze ans demandent à être gagés comme domestiques. L’idéal de vie est autour de nous un individualisme résolu avec concept sévère de la propriété.

En somme, l’âme paysanne répugne aux idées où se résoudrait cet individualisme, et qui lui rappellent un long passé, très douloureux. Ce n’est pas qu’elle ne puisse être entamée, partiellement et provisoirement, à l’aide de compromis, sophismes et mirages. L’homme ne se pique pas de logique, quand il est passionné, et le paysan a la passion de la terre. On peut le conduire sur la limite de son champ, lui montrer le vaste domaine bourgeois qui s’étend tout autour, et lui dire comme le Tentateur : « Voilà le royaume que je te donnerai en échange de ton âme. » Le paysan est toujours prêt à recevoir, et très capable dans une tractation de promettre son âme : il l’aurait vite reprise cette âme héréditaire de possesseur intransigeant, terrible, prompt à saisir la fourche si l’on passe sur ses sillons malgré sa défense.

L’achat de la terre par les paysans nous apporte un autre bienfait en les confirmant dans leur métier. On se plaint de la désertion dont souffrent les campagnes ; il arrive trop souvent qu’un laboureur, méconnaissant son bonheur comme au temps de Virgile, abandonne la charrue : l’accident est surtout à redouter avec ceux qui labourent la terre, à des titres divers, sans la posséder. La possession du sol a grande vertu de fixation pour l’âme paysanne.


V

Rien ne fixe un homme dans son métier comme la fierté qu’il en tire. On dira que bien des gens ne restent dans le leur qu’à cause de l’argent qu’ils y gagnent, mais de cela même les plus avaricieux sont encore très tiers. Trois fiertés en ce moment travaillent pour la terre dans l’âme du paysan.