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d’illusions. La petite propriété reste avantageuse pour certaines cultures, la grande pour d’autres. Celle-ci d’ailleurs mérite d’être conservée : les frais généraux y sont moindres, et, grâce aux avances dont le propriétaire dispose, elle permet les expériences auxquelles le progrès agricole est lié. D’autre part, le fermier, acquéreur de la terre sur laquelle il s’est enrichi, ne la cultivera pas mieux après qu’avant. Sous nos yeux, les bons métayers quittent les métairies, réalisant un gros bénéfice sur le cheptel, pour acheter des propriétés négligées ou abandonnées qu’ils auront tôt fait de remettre en état ; mais les chantiers, par eux laissés, la main-d’œuvre étant insuffisante, resteront en souffrance. Un grand domaine qui ne donne presque rien, très vite devient productif si on le vend par petits lots à de bons ouvriers agricoles, mais le travail de ceux-ci va manquer ailleurs.

Le grand bienfait de l’accession des paysans à la propriété est d’un autre ordre, un bienfait de consolidation sociale. Le paysan, devenu propriétaire, est essentiellement conservateur. Sa pensée est désormais très favorable à un ordre social dans lequel il a la place depuis si longtemps convoitée. Quelques signatures au bas d’un papier barbouillé par un notaire et tout est changé dans son esprit : l’erreur devient vérité. Il n’entend pas raillerie sur la valeur de son titre, insensible à certaines chansons. Il exige que ce titre, obtenu contre remise de son argent, soit sans précarité et à plein effet : il sera maître de cultiver son champ à sa guise, de le laisser en pâture, de le louer, bailler à moitié fruits, mettre en viager, de l’hypothéquer et de le vendre. Il veut posséder la terre contre les autres comme on l’a longtemps possédée contre lui. Il réalise un vieux rêve, celui de la race, rêve farouche.

La Révolution bolchéviste n’a pas rencontré de paysans comme celui-là. Le paysan russe est en retard de mille ans sur le nôtre. Devenu propriétaire par la distribution des terres, il a laissé son âme plongée dans le communisme. L’histoire du paysan français n’est qu’un long effort pour en dégager la sienne. La Révolution acheva sa libération, et le Code civil l’a consacrée : il les porte l’un et l’autre dans son cœur. Il efface partout les dernières traces du passé. Dans un hameau, hier de dix feux, aujourd’hui réduit à trois, avec fontaine et mare communes, chacun veut posséder son puits et son abreuvoir.