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« Elle couronne un coteau qui descend en pente douce jusqu’à un ruisseau, le Ru, bordé d’une allée de peupliers. Ces peupliers sont très vieux, très vénérables, atteints de roulure, et menacés par les grands vents qui, par bonheur, sont rares, et qui les font trembler de la cime aux racines, j’allais dire de la tête aux pieds, tant l’inquiétude de leur sort les fait ressembler aux hommes. Une planchette, maniée par une poulie, permet de traverser la rivière pour gagner le bord de la Loire qui coule au-delà d’une prairie et se caresse elle-même aux herbes de ses rives. Tel est le paysage que virent les yeux de Lemaître enfant. Là il s’éveilla à la vie, et plus tard au douloureux amour. Là il accueillit honnêtement la mort. Là il repose. »

Et quels portraits encore de Lemaître jeune professeur au Havre ! Nous voyons son logement, et dans les lettres qu’il écrit à ses parents, nous lisons le détail de sa vie. Voici son premier article au XIXe siècle, et nous avons la confidence de ses premiers succès. M. Bordeaux va nous faire suivre ainsi sa carrière. En romancier accoutumé à peindre le décor et ce que Taine appelait le milieu, il nous montrera dans un croquis le Journal des Débats ; accoutumé à marquer les différences entre les personnages, il comparera Lemaître aux autres critiques, et par une invention plaisante, assignera chacun son personnage dans le répertoire. « Nisard, qui juge selon les règles et la tradition, serait le père noble ; Sainte-Beuve, qui dans l’histoire des esprits encadre la biographie morale des auteurs, le confident ; Taine, qui les soumet aux influences du temps, du milieu, du climat et en fait les représentants d’une époque, le décorateur, le costumier et le souffleur. » Scherer serait la duègne, Montégut le bibliothécaire, et Sarcey la Dorine joyeuse au parler gras. Du critique M. Bordeaux passe à l’auteur dramatique, et il achève sa composition par un beau tableau de Lemaître prématurément vieilli, revenu à Tavers, se promenant sous les peupliers en tenant à la main un Racine qu’il ne peut plus lire, et mourant enfin le 5 août 1914, du deuil de la patrie. Pendant son agonie les trains fleuris, le long du fleuve, emportaient vers les combats les jeunes hommes de France qui chantaient.

On applaudit longuement ce discours plein, varié, solide, animé. Puis M. de Régnier prit à son tour la parole. Le temps est loin où la séance où il était reçu était un supplice raffiné que ses nouveaux confrères infligeaient au récipiendaire avec des sourires de bourreaux. M. de Régnier n’a laissé tomber de l’ogive de sa moustache que des paroles graves et courtoises. Mollement