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sa joie est de découvrir un beau livre et un nouveau talent, tout en demeurant fidèle aux trois « géants du siècle, » aux « Titans » dont l’amitié a été l’honneur de sa carrière, Mazzini, Landor, Victor Hugo. Et peut-être serions-nous tentés de reprocher par moments à Swinburne la préoccupation exclusive de la littérature, l’abus de cet état d’esprit que nous appelons en France celui du « gendelettre. » On en jugera autrement, si l’on veut bien se rappeler au milieu de quel excès de morgue bourgeoise se produisit l’œuvre de ce grand artiste. Ce que représente à nos yeux le nom de Louis-Philippe, se retrouve en Angleterre dans ces brillantes années du règne de Victoria. La prospérité matérielle y avait un peu étouffé les qualités de l’esprit. Stendhal a écrit quelque part que le talent perd vingt-cinq pour cent en débarquant en Angleterre. Le plus grand titre de Swinburne et de ses amis les Préraphaélites est de lui avoir restitué sa valeur ; ils ont rendu à l’Angleterre la notion de l’art.

Et peut-être, en analysant ces lettres du poète, ai-je donné un peu trop l’idée d’un « imitateur » de génie, d’un tempérament composite, érudit, fait surtout d’échos et de reflets. Quand le rôle de Swinburne n’eût été en effet que de faire rentrer dans la poésie anglaise les éléments « latins » et méditerranéens et, pour ainsi parler, de la remettre en communication avec l’Europe, ce n’en serait pas moins un rôle de premier ordre. Mais nous n’aurions encore rien dit de ce qui fait l’originalité incomparable de son œuvre et la magie de sa poésie : entendez par-là un génie du rythme, un don d’invention mélodique qu’il partage, dans la poésie occidentale, avec le seul Victor Hugo. Encore notre poésie syllabique ne peut-elle donner qu’une lointaine idée de la richesse de mélodie que permet la prosodie anglaise. Ce don musical est pour lui le don essentiel du poète. « Règle générale, écrit-il : ne jamais dire en vers ce qui peut se dire en prose. » Cette idée de la nature spéciale du vers, de sa puissance propre et de sa qualité en quelque sorte irréductible, est la plus permanente et la plus profonde de ses idées : c’est la substance même de son lyrisme. C’est ce qui fait l’ivresse contagieuse qui se dégage de ses poèmes, malheureusement intraduisibles. Aucune prose française ne peut rendre la qualité d’émotion que contiennent, comme des fleurs étranges et vénéneuses, certaines strophes de Dolorès ou du Jardin de Proserpine